vendredi 9 avril 2010

Sénèque (45) : lettre 9 (1) ou sur le concept grec d'apatheia, qu'il est difficile à traduire en latin et à bien interpréter

1.An merito reprehendat in quadam epistula Epicurus eos qui dicunt sapientem se ipso esse contentum et propter hoc amico non indigere, desideras scire. Hoc obicitur Stilboni ab Epicuro et îs quibus summum bonum visum est animus inpatiens"
" Tu désires savoir si Épicure dans une de ses lettres critique à juste titre ceux qui disent que le sage se contente de lui-même et à cause de cela n'a pas besoin d'ami. C'est une objection d' Épicure à Stilbon et à ceux pour qui le souverain bien a été un esprit impassible."
2. "In ambiguitatem incidendum est, si exprimere απάθειαυ uno verbo cito volverimus et impatientiam dicere : poterit enim contrarium ei, quod significare volumus, intelligi. Nos eum volumus dicere, qui respuat omnis mali sensum : accipietur is, qui nullum ferre possit malum. Vide ergo, num satius sit aut invulnerabilem dicere aut animum extra omnem patientiam positum.
" On doit tomber dans l'ambiguïté, si nous projetons de vite traduire απάθειαυ (apatheia) par un seul mot et dire impatientia : en effet pourra être compris le contraire de ce que nous voulons signifier. Nous voulons dire celui qui est capable de repousser n'importe quel sentiment de douleur : on comprend celui qui est en mesure de ne supporter aucune douleur. Vois donc s'il ne vaut pas mieux dire un esprit invulnérable ou inaccessible à toute souffrance."
Cette neuvième lettre est centrée sur l'amitié et va permettre à Sénèque de préciser ce qui distingue relativement à cette question le stoïcisme de l'épicurisme.
C'est la deuxième fois dans son oeuvre que Sénèque mentionne Stilpon le Mégarique, maître de Zénon, le fondateur du stoïcisme, et de Cratès le cynique. Déjà dans le De constantia sapientis, Sénèque le cite comme exemple de sage inaccessible à l'injure :
"Demetrius Poliorcète venait de prendre Mégare. Il demanda au philosophe Stilpon s'il avait subi quelque perte : " Non, répondit celui-ci, j'ai tous mes biens avec moi." Or son patrimoine faisait partie du butin, ses filles avaient été enlevées par l'ennemi, sa patrie tombait sous le joug étranger, et lui-même, un tyran environné de troupes victorieuses l'interrogeait du haut de son tribunal. Mais Stilpon lui déroba sa victoire, en protestant, quand la ville était prise, non seulement qu'il n'était pas vaincu, mais qu'il n'avait souffert aucun dommage. Il avait en effet conservé les vrais biens, ceux dont nul ne peut s'emparer. Quant à ceux que l'ennemi pillait et emportait, il n'estimait pas qu'ils fussent siens : il y voyait des ornements postiches, obéissant aux caprices de la fortune ; aussi ne s'y était-il attaché que comme à des objets empruntés." (VI 5 trad. René Waltz in éd.Veyne p.317)
Dans la lettre 9, Sénèque reprend l'anecdote (à laquelle Diogène Laërce a consacrée aussi quelques lignes, il est vrai légèrement différentes ) mais sous une forme plus ramassée et en lui donnant une tournure plus radicale :
" Sa ville natale était prise ; il avait perdu ses enfants, sa femme ; tout brûlait ; et il s'en allait seul, heureux pourtant. Demetrius, celui qui, comme destructeur de cités, s'est acquis le surnom de Poliorcète, lui demanda s'il avait subi quelque.
" Tous mes biens, répondit le philosophe, sont avec moi." (trad. Noblot in éd.Veyne p. 620-621)
Cet hommage rendu par Sénèque à Stilpon ne doit pas tromper. Comme il l'explique dans les lignes qui suivent, le sage qui sert de modèle aux efforts éthiques des stoïciens reste sensible à la douleur :
" Assurément notre sage surmonte tout préjudice, mais il le ressent ; assurément le leur ne le sent pas " (noster sapiens vincit quidem incommodum omne, sed sentit ; illorum ne sentit quidem).
Qu'apatheia soit compris à tort comme impatience, incapacité de supporter les préjudices, ou interprété avec raison comme impassibilité, dans les deux cas le concept se réfère à une conduite qui n'est pas de celles que le stoïcisme de Sénèque n'approuve ou ne propose comme modèle (dans le De Ira(II 3-4), Sénèque donne plusieurs exemples destinés à faire comprendre que les hommes les meilleurs ne sont pas à l'abri de ce que Suzanne Husson dans Lire les stoïciens(2009 p.126) appelle "les premiers mouvements émotionnels de l'âme" : " C'est ainsi que les plus braves pâlissent généralement en prenant les armes ; au signal du combat les genoux des plus ardents guerriers tremblent, le coeur d'un grand général bat avant le choc des deux armées et l'orateur le plus éloquent, lorsqu'il se recueille pour parler, sent ses extrémités se glacer." trad. Noblot).
Reste que Stilpon et Sénèque se rejoignent sur un point :
"L'idée est commune à eux et à nous que le sage se contente de lui-même" (illud nobis et illis commune est, sapientem se ipso esse contentum)
On verra donc que le souci de l'amitié n'est en aucune manière l'indice de la conscience d'une insuffisance personnelle.

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