J'ai mentionné
dans le précédent billet le livre que Stéphane Marchand a publié chez Vrin sur le scepticisme. C'est un ouvrage d'histoire de la philosophie ferme et clair, qui permet de distinguer Pyrrhon et le premier pyrrhonisme (chapitre premier), le scepticisme de l'Académie platonicienne (les apports d' Arcésilas de Pitane, Carnéade, Clitomaque, Philon de Larissa et Antiochus d' Ascalon sont étudiés dans le chapitre II, bien utile aussi pour préciser l'identité philosophique de Cicéron), puis le renouveau du pyrrhonisme avec Énésidème qui revient à Pyrrhon tout en l'interprétant à sa manière (chapitre III), enfin la pensée de Sextus Empiricus, le mieux connu de tous grâce entre autres aux
Esquisses pyrrhoniennes (Le Seuil, 1997) et à son traité
Contre les professeurs (Le Seuil, 2002). C'est, à mes yeux, ce quatrième chapitre, qui est le centre de gravité du livre car il clarifie le problème suivant : comment peut-on être cohérent en étant un philosophe sceptique, vu que l'opinion sceptique est que toute philosophie est mise en échec par toutes les autres ? Cet ouvrage éclaire donc principalement le scepticisme antique ; reste que dans les dernières pages du livre, Stéphane Marchand s'interroge sur le scepticisme ancien aujourd'hui. Il se demande si cette philosophie est définitivement démodée. "N'ont-ils rien, en définitive, à nous apprendre ?".
Bien sûr ce sont les sciences qui, à première vue, fournissent de quoi contester le scepticisme :
" Le succès de la science moderne constitue très certainement une véritable objection au projet d'une philosophie suspensive qui remettrait en cause toutes nos connaissances, et une raison sérieuse pour chercher à dépasser l'idéal de vie sans opinion et la méthode de la suspension du jugement." (p.214)
Stéphane Marchand répond à cette objection par deux arguments ; le premier revient à mettre en évidence qu'une perspective sceptique a rendu possible cette même science, qui paradoxalement servirait à renvoyer le scepticisme au magasin des antiquités philosophiques :
" Le succès de la science moderne provient aussi, dans une certaine mesure, du renoncement à comprendre les choses mêmes et à accéder à une vérité définitive ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, la dimension phénoméniste d'un certain nombre de positions sceptiques a aussi rendu possible le développement de la science moderne."
Le deuxième argument peut être lu ainsi : le scepticisme est un remède au scentisme et aux conséquences pratiques d'une confiance excessive dans les techno-sciences :
" (...) Le doute perpétuel n'est pas seulement une méthode provisoire, mais (...) peut devenir une façon de penser et de vivre une fois que l'on a pris conscience du danger que nous fait courir un enthousiasme démesuré devant nos capacités à comprendre et à organiser le monde."
On pourrait proposer aussi l'argument suivant : la question de savoir ce qu'est la science (épistémologie générale) et ce qu'est telle science (épistémologie régionale) se formule à travers une multiplicité de problèmes qui, aux yeux des sceptiques, paraissent indécidables, puisque aucune philosophie des sciences n'a mis fin aux désaccords qui justifient ses efforts de les dépasser. Prenons par exemple l'opposition entre les conceptions réaliste et idéaliste de la science. Si on préfère se centrer sur une science particulière, réfléchissons à la physique quantique, de première importance vu qu'elle a comme objet les constituants élémentaires de la réalité physique. Si les prédictions probabilistes de la physique quantique sont objectives et donc fiables, en revanche les débats en philosophie de la physique quantique portent sur la question de l'interprétation de cette dimension probabiliste de la physique quantique (la réalité est-elle essentiellement indéterminée ou cette indétermination est-elle relative à l'observation humaine ?). Bien sûr, en toute rigueur, l'opposition en philosophie des sciences n'est pas entre deux positions mais entre des variantes multiples de ces mêmes positions : il y a des réalismes comme des idéalismes, chacun d'entre eux luttant avec les armes de la raison, contre les autres variantes et l'ennemi commun, pour le monopole de la vérité. Dit autrement, même si les vérités scientifiques ne sont pas à mettre sur le même plan que des opinions, les jugements philosophiques qui prennent ces vérités comme objets sont dans un cadre sceptique des opinions (et bien sûr un tel jugement sceptique s'identifie comme étant une opinion, ce qui l'immunise contre la réfutation et en même temps, c'est le prix à payer pour éviter la contradiction, le met au même plan que ce qu'il combat).
Stéphane Marchand prend ensuite en considération les conséquences morales du scepticisme : " le scepticisme ne propose aucune transcendance, aucune révélation, aucun idéal auquel on pourrait croire et qui pourrait bouleverser notre vie." Il ne cherche pas à cacher le côté essentiellement critique du scepticisme qui opine que ce que ce qui se présente comme rationnel ne l'est pas ou du moins pas autant qu'il prétend être. Aux yeux du scepticisme, construire une énième philosophie est vain car elle sera aussi fragile que toutes les autres :
" Prendre au sérieux cette déconstruction amène à se demander dans quelle mesure il est pertinent de vouloir tout reconstruire comme avant, au risque de se tromper à nouveau."
À quoi sert alors la raison ? Stéphane Marchand la réserve à la compréhension des désaccords : " il y a une intelligence dans la description précise des désaccords ". Il me semble qu'ici l'auteur décrit ce que peut être le scepticisme pour des philosophes professionnels déçus de ne pas avoir réussi à trouver "la bonne philosophie". Comme ils se contrediraient à croire triompher enfin du point de vue de la connaissance grâce à leur conversion au scepticisme et comme le retour à la vie ordinaire sans philosophie leur est impossible psychologiquement (en termes bourdieusiens, on ne se défait pas par une décision des habitus), ils gardent la connaissance des batailles vaines et celle des victoires illusoires.
On pourrait aussi penser que le philosophe, converti au scepticisme, garde ses opinions philosophiques (il peut donc être réaliste, idéaliste, matérialiste etc.) en prenant conscience que désormais son opinion est que, sa vie durant, il ne pourra dépasser l'opinion dans le domaine de la philosophie. Est-ce la philosophie spontanée des philosophes ? J'en doute, la croyance que ce qu'ils pensent vaut mieux dans l'absolu que ce que pensent leurs adversaires doit être ordinaire et elle motive plus la recherche et le travail persévérants que la conscience de la dimension apparemment essentiellement (si on me permet cet oxymore) doxique des engagements rationnels les plus consistants.
Dans le dernier paragraphe de son ouvrage, Stéphane Marchand esquisse ce que peuvent être la morale et la politique et la connaissance, une fois revues à la lumière du scepticisme. Le voici en entier :
" Enfin, la leçon du scepticisme ne se réduit pas au renoncement à la connaissance absolue du vrai et du bien, même si les arguments sceptiques contribuent à ruiner cette connaissance. De fait, renoncer à agir au nom du bien, ce n'est pas renoncer à agir pour le mieux, ni moralement, ni politiquement ; de même, refuser de trancher au nom du vrai la totalité de nos désaccords ne signifier pas nécessairement s'abstenir de les examiner de façon critique. Reste à penser une morale sans principes, une politique sans idéologie, une connaissance sans idées ou sans thèses... En revendiquant la vie quotidienne, Sextus Empiricus nous invite précisément à revoir nos manières de penser à partir de l'expérience vécue, et d'accepter d'apprendre à vivre dans l'incertitude."
Lisant ces lignes me vient le doute suivant : cette conclusion ne va-t-elle pas bien au-delà de ce que les maîtres du scepticisme ancien autorisent à croire ?
Ce n'est pas une morale sans principes qui est hors de portée, c'est plus radicalement une morale vraie, restent des convictions morales, de la fragilité desquelles on a conscience. Quant à la politique, il est clair que ça ne suffit pas qu'elle ne soit pas contaminée par l'idéologie (par définition, les philosophies politiques ont l'idéologie comme ennemie...) : là encore, la politique la plus construite devra être vue cum grano salis, comme ce que j'opine à partir de l'expérience des phénomènes (en se gardant de bien vouloir clarifier le rapport entre ce que j'appelle l'expérience et la réalité : pour cela le sceptique n'est pas un empiriste). Enfin qu' est-ce donc qu'une connaissance sans idées ? N'est-ce pas un couteau sans lame et sans manche ? Fidèle aux coutumes et aux institutions, on dira qu'on connaît quand au fond de soi on se dira qu'on pense connaître et qu'on croit qu'on pense connaître...
On peut finalement se demander si le scepticisme philosophique n'introduit pas une division essentielle en soi, une partie de soi condamnant ce que l'autre soutient. Il n'est pas sûr que cette dispute intérieure constante ne soit pas psychologiquement douloureuse à vivre. Il s'agit en effet moins de vivre sans opinions (qui le pourrait ?) que sans opinions tenues pour vraies (mais si je ne tiens pas pour vraie une opinion que je défends, est-ce vraiment mon opinion ?).
Peut-être que dans son prochain ouvrage, co-dirigé avec Diego Machuca, Les raisons du doute : étude sur le scepticisme antique (Garnier), Stéphane Marchand nous permettra d'aller plus loin encore dans l'exploration de la possibilité d'un néo-scepticisme contemporain.
Commentaires
Avec Ovide et ses métamorphoses, on se pose peut-être la question, plus difficile, du genre : Tirésias est-il transsexuel ou transgenre ? Le caractère magique du changement de sexe de Tirésias rend irréelle sa définition biologique. Et pourquoi Junon réagit-elle comme une féministe américaine avant l’heure ? Ovide, ironique, semble n’y voir que l'expression de la légendaire hystérie féminine, qui fait toujours un drame d'une chose futile.
La langue française ratisse large, dans la mesure où le sexe est à la fois biologique et mental. On sait que la couche mentale ne coïncide pas forcément avec la couche biologique, mais qu'elle n' a présentement aucun fondement scientifique. On ne dispose que de la culture postmoderne, pour la penser. Les Anglo-saxons préfèrent distinguer clairement le mental du biologique, en matière d'identité, avec la notion de « gender ».
Il reste qu' avec l' espèce et le genre comme états mentaux, on assiste peut-être au remariage de la philosophie avec l'anthropologie.
Quant à Tirésias, comme vous dites justement, il réalise magiquement l'impossibilité notée par Singer : il a été femme pendant huit ans, comme on fait un métier pendant un temps déterminé, en en gardant ensuite un souvenir vrai biaisé ni par l'ancienne identité ni par l'identité première retrouvée.
Quant à la réaction de Junon, elle m'a en effet étonné. La déesse semble moins réagir comme la féministe dont vous parlez, contre une essentialisation injustifiée de la femme, que contre une accusation honteuse d'extrême disposition au plaisir. Tout ce que j'écris ici est fragile, hypothétique... et je ne sais pas ce qu'y voit Ovide...
Oui, comme vous dites, ou on réduit la couche mentale injustement à la couche biologique, ou on l'historicise à coeur joie, la séparant de ce qui la conditionne sans à première vue l'expliquer entièrement. C'est un des problèmes de la philosophie de l'esprit.
Quant au mariage, il doit être à mes yeux à trois : neurologie, sciences sociales, philosophie...
Voltaire expliquait par la folie les excès de logique de Malebranche. Il se considérait plutôt comme un visionnaire. Mais il n' est pas question d'expliquer la philosophie de Malebranche par de la psychologie sommaire, ni d’en faire un fou littéraire. Pourtant, Malebranche a favorisé la création de la légende du génie consécutif à un traumatisme crânien. Les Romantiques l'ont diffusée. Vigny écrivait : "Malebranche était idiot jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Une chute le blesse à la tête, on le trépane, il devient un homme de génie." (Journal d’un poète,1842, p. 1186).
Quelle chance pour Malebranche si un traumatisme crânien a produit un tel réarrangement de ses circuits neuronaux !
Le quotidien des neurologues est en fait que les pathologies neurologiques diminuent tristement les patients.
"Il est plus probable de considérer que se meuvent comme des machines les vers de terre, les moucherons, les chenilles et le reste des animaux que de leur donner une âme immortelle." L'animal-machine ne serait qu'une hypothèse. D'ailleurs, les machines créées par Dieu sont infiniment plus subtiles que celle de l'horloger. Dans les "Principes de la Philosophie", Descartes ajoute :
"Cependant quoique je regarde comme une chose démontrée qu'on ne saurait prouver qu'il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu'on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, car l'esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur."
Dans les "Sixièmes Objections", Descartes semble faire une concession au vitalisme d'Aristote, qu' il condamne pourtant, quand il nie qu' il n'accorde ni sens, ni âme organique, ni vie aux bêtes. Je ne sais plus où Descartes reconnaît une fonction d'animation au sang. Le sang, c' est l'âme, et les animaux n' en sont donc pas dépourvus.
Malebranche ne faisait pas toutes ces réserves. Il ne se disait pas que si l'animal se laissait apprivoiser, c' était parce qu' il comprenait l'échange économique de base : garder la maison et le troupeau, contre avoir le gîte et le couvert. En frappant son animal pour une raison métaphysique, qu' il ne comprendrait jamais, il risquait de l'ensauvager et de lui faire mordre Fontenelle à sa prochaine visite.
En fait ce que Descartes écrit à propos de l'âme des animaux appartient à la connaissance du deuxième genre. Oui, les animaux étant vivants, ils ont une "âme corporelle" (Réponses aux sixièmes objections) mais ils n'ont pas de pensée :
" (...) pour moi je n'ai pas seulement dit que dans les bêtes il n'y avait point de pensée, ainsi qu'on veut me faire accroire, mais outre cela, je l'ai prouvé par des raisons qui sont si fortes, que jusques à présent je n'ai vu personne qui ait rien opposé de considérable à l'encontre. Et ce sont plutôt ceux qui assurent que les chiens savent en veillant qu'ils courent, et même en dormant qu'ils aboient, et qui en parlent comme s'ils étaient d'intelligence avec eux, et qu'ils vissent tout ce qui se passe dans leurs coeurs, lesquels ne prouvent rien de ce qu'ils disent." (La Pléiade, p.530)
en contemplant Athéna ( Minerve ) nue.