jeudi 12 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (1)

Être déterministe revient entre autres à considérer que les seuls possibles qui ne soient pas réductibles à l’activité de notre imagination sont ceux qui se sont réalisés. Comme cette réflexion a comme but d’avoir des conséquences sur ma vie personnelle, je vais toujours rester à l’échelle d’une vie individuelle.

Si j’applique à l’échelle de la vie individuelle la position qui ouvre cette réflexion, je tiens donc pour vrai que, avant même que je ne sois né, disons le jour précédent ma naissance, ma vie possible est la vie que j’ai menée réellement jusqu’à l’instant où j’écris ces lignes. 

Mes parents ont dû imaginer une vie pour moi qu’ils préféraient à d’autres qu’ils jugeaient possibles mais pas préférables, voire détestables ; l’imagination de chacun d’entre eux était déterminée par leur propre vie (leurs habitudes, leurs goûts, leurs idéaux, etc) – on découvre ici que l’imagination est tout autant déterminée par le passé de la personne (il faudra revenir sur cette formule trop simple) que n’importe quelle autre réalité -.

Reste que les vies possibles que mes parents imaginaient pour moi, comme celle que j’imagine pour moi maintenant, n’étaient que des représentations déterminées par leur ignorance des causes qui allaient déterminer mon existence. 

Pour dire les choses autrement, le seul possible qui ne soit pas un simple produit de la fantaisie est ce qui est déterminé à exister par les causes antérieures qui le nécessitent.  Prenons un exemple : après le repas de midi, je ne savais pas que j’allais me mettre aujourd’hui à écrire ce texte, dont j’ai l’idée depuis quelque temps. Si on m’avait demandé ce qui était possible pour moi, j’aurais répondu spontanément sans me soucier de rigueur philosophique : « beaucoup de choses sont possibles ! ». L’image spontanée de mon avenir correspondait à la représentation de multiples possibles existant, attendant que je choisisse l’un d’entre eux pour le faire passer à l’état de réel, comme des candidats concurrents en vue de l’accès à la réalité avec moi dans le rôle de l’arbitre. Ce moi n’est pas forcément la volonté, car même si j’agis machinalement ou impulsivement, un des candidats est sélectionné au titre de possible réalisable et réalisé.

Or, cette image de mon avenir suppose un avenir indéterminé, que je détermine.

Cette image semble correcte et décrire le fait que nous causons une partie de ce qui devient la réalité présente : par exemple, avec les mouvements de mes doigts et ma réflexion, je cause les phrases qui s’écrivent au fur et à mesure où ce texte avance. On touche un point important ici de la position déterministe : dans l’ensemble des causes qui déterminent le présent, il y a mon activité, que je sois un homme d’État d’envergure internationale ou un citoyen dépourvu de pouvoir, je modifie la réalité par mon action (par exemple, faisant mes courses ce matin, j’ai dégarni des rayons de magasins de certains produits, mais j’ai aussi, moins visiblement, modifié ma respiration la composition de l’air, usé mes semelles de chaussure, etc.). Le problème est de savoir si cette activité présente, aux effets modestes ou non, est déterminée par mon passé (et celui du monde) ou indéterminée. 

C’est à ce niveau que l’expérience semble faire une différence entre des actions causées par le passé et des actions non causées par le passé ou libres. Si je suis un ivrogne et que comme tous les matins je ne cesse de boire des canons, j’ai le sentiment, et les autres tout autant, que je suis déterminé par quelque chose en moi qui s’est construit dans le passé et qu’on appelle souvent l’habitude. Si je suis un ivrogne impénitent, je me dirai que je suis cloué par l’habitude, ce qui revient à dire que ma vie a une évolution fixée par son cours antérieur. Mais supposons qu’un matin je me lève avec la résolution de cesser de boire et de prendre les médicaments que mon généraliste m’a donnés afin de souffrir moins de cette résolution : il y a lors deux manières d’expliquer la résolution en question.

Je commence par la plus flatteuse pour mon amour-propre : je me décris comme rompant avec mes habitudes grâce à ma force de volonté. Quant à cette soi-disant « force de la volonté », je la vois comme quelque chose qui non seulement me donne de la valeur mais aussi signale mon indépendance par rapport au passé : je m’imagine que si je n’avais pas mis en œuvre cette force de volonté, j’aurais continué comme tous les matins d’obéir au passé, de le reproduire.

Le déterministe pense ce que j’ai appelé la force de ma volonté sur le modèle de n’importe quelle réalité naturelle : prenons un nuage. Il se peut que le nuage dont je parle soit un nuage exceptionnel, rare (par son volume, sa beauté, son évolution, etc), mais ce nuage ne tombe pas du ciel, si on me permet l’expression : il y a des causes physico-chimiques, en relation ou non avec l’activité humaine, qui expliquent sa genèse et son évolution. Bien sûr les causes dont nous parlons (disons, telle dépression, tel vent etc) sont aussi bien des effets de causes qui à leur tour sont des effets, et ceci indéfiniment. Ce nuage lui-même aura des effets qui causeront des effets, etc. 

Pour en rester un instant encore au nuage, par exemple celui que je vois en ce moment et qui est d’une beauté étonnante, on peut être assuré qu’aucun climatologue, spécialiste des nuages ou non, aucun physicien, aucun chimiste, aussi savant soit-il, ne pouvait hier à la même heure, à l’endroit où je suis ou ailleurs dans le monde, n’en prédire les contours précis qu’il a aujourd’hui à l’instant t. On est donc en présence d’un phénomène inconnaissable par avance mais que nous avons de bonnes raisons de penser intégralement déterminé par de multiples causes interagissant. 

Si on pense la force de volonté sur le modèle du nuage, elle est aussi explicable par des multiples causes, disons pour simplifier, psychologiques qui elles-mêmes sont des effets de causes antérieures. Au fond il n’y a pas de différence radicale entre une éruption volcanique brutale et une rupture brutale causée par exemple dans une vie par une conversion. Quand on disposait de croyances mythologiques, on pouvait assimiler les deux phénomènes en les faisant dépendre tous deux de la volonté. Disposant désormais de connaissances scientifiques, c’est légitime d’assimiler les deux phénomènes à des phénomènes nécessaires, vu le passé du monde.


lundi 14 avril 2025

Trois états de l'âme : délirante ou barricadée ou fugitive. Lire Céline comme si c'était un philosophe !

C'est un défaut professionnel : quand je lis de la littérature, j'y trouve toujours de la philosophie (et réciproquement).
Par exemple, je pense au Phédon de Platon en lisant quelques lignes du Voyage au bout de la nuit. Socrate en effet dit dans le dialogue en question :

" L'âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent le perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps ; quand, rompant autant qu'elle en est capable toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui est." (65c, éd. Luc Brisson, p. 1181, Flammarion)

Ou bien, un peu plus loin :

" Tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons." (66b)

Dans un tel esprit, le point de vue sur le monde que j'ai grâce à ce que je perçois par mes sens n'a strictement aucune valeur cognitive : il ne me donne accès qu'à des apparences éphémères. Aussi, mourir de son vivant, si on peut dire, est le seul moyen d'accéder à une réalité éternelle. C'est par rapport à cette représentation platonicienne des rapports corps / esprit que se détachent ces quelques phrases du Voyage ; Ferdinand va entrer comme ouvrier dans une usine Ford à New-York, les miteux du texte sont les autres ouvriers, plus généralement les pauvres :

" Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère  où l'esprit n'est déjà plus tout le temps avec le corps. Il s'y trouve vraiment trop mal. C'est déjà presque une âme qui vous parle. C'est pas responsable une âme." (La Pléiade, p. 224).

C'est l'opposé de la position du Phédon : plus l'esprit est ancré dans le corps, plus il connaît la réalité. Plus on veut fuir le corps (dans l'expérience douloureuse qui va par exemple avec les souffrances de la misère), plus on s'égare. C'est l'âme - le mot âme désignant ici l'esprit désarrimé du corps - du travailleur à la chaîne qui, entre autres, est ici visée.
Mais il ne faut surtout pas faire de cette idée une constante de la position de Céline (de son idéologie ? de sa philosophie ? de sa Weltanschauung ? de sa doxa, etc. ?). Prenez par exemple l'âme de la vieille Henrouille, exploitée et enfermée par son fils et sa belle-fille : elle ne fuit pas dans le délire irresponsable, elle se barricade dans le corps et se tient fixement à ce qu'elle pense, si fixement  que. lisant les lignes où Céline la décrit, j'ai pensé cette fois à la belle indépendance de l'esprit du stoïcien, à l'abri de la fureur des événements extérieurs, des aléas de la fortune. Jugez plutôt :

" Elle était gaie la vieille Henrouille, mécontente, crasseuse, mais gaie. Ce dénuement où elle séjournait depuis plus de vingt ans n'avait point marqué son âme. C'est contre le dehors au contraire qu'elle était contractée, comme si le froid, tout l'horrible et la mort ne devaient lui venir que de là, pas du dedans. Du dedans, elle ne paraissait rien redouter, elle semblait absolument certaine de sa tête comme d'une chose indéniable et bien entendue, une fois pour toutes.
Et moi, qui courais tant après la mienne et tout autour du monde encore." (p. 255)

Ce n'est bien sûr pas une stoïcienne, la vieille Henrouille, tant son âme est haineuse, mais cette âme haineuse a quelque chose en  commun avec l'âme stoïcienne : l'imperméabilité, l'invulnérabilité par rapport aux intempéries, au gros temps du dehors.
Des trois âmes ici présentées, c'est sans doute l'âme du narrateur, aujourd'hui la plus attirante : amoureux des voyages, du mouvement, de la vie jamais terminée, plus d'un lecteur sera séduit !


lundi 31 mars 2025

Une publicité d'un autre monde.

Dans Le viol des foules par la propagande politique (1952), Serge Tchakhotine donne un exemple de publicité " à l'américaine " :

" Une charcuterie de New-York eut l'idée de placer dans son local un pick-up, qui reproduisait les cris stridents et les hurlements des cochons qu'on égorge aux abattoirs ; cette charcuterie était toujours pleine de gens qui s'arrachaient les saucissons." (Gallimard, Tel, p. 130)

Le fait, s'il est vrai, est un exemple frappant de la relativité des dégoûts, puisqu'une telle bande-son ne pourrait aujourd'hui être diffusée que comme répulsif et non plus comme appât. 
Certes il est courant encore aux arènes de Madrid, à las Ventas, que certains spectateurs aillent, juste après la corrida, acheter pour un bon prix quelques kilos de viande hâtivement découpés sur les victimes du combat et vite fourrés dans un sac en plastique. Bien sûr la mise à mort du taureau n'a sans doute pas excité le désir de consommer un bifteck prélevé sur lui mais  les 20 mn de spectacle qui séparent le taureau sain du taureau mort n'ont pas produit non plus de répulsion chez les acheteurs en question. 
J'ajoute que la charcuterie new-yorkaise ne produit pas une performance et ne donne pas l'occasion de s'extasier sur les qualités du taureau, ce que peut faire toute corrida devant un public d'initiés, si, par exemple, le taureau est remarqué pour sa noblesse et son courage (on sait même qu' en théorie un tel taureau peut être gracié, soigné et rendu pour toujours à l'élevage qui l'a produit).
Non, la charcuterie en question donne à entendre des manifestations de souffrance, ayant pour effet de mettre en appétit le client. On peut donc appeler ce type de réclame la réclame sadique : elle donne envie de consommer ce qui souffre parce qu'il souffre.
Bien peu de consommateurs de viande actuels se reconnaîtront dans le chaland new-yorkais et sans doute la plupart diront qu'ils ne pensent pas aux souffrances animales quand ils entrent chez le boucher et que, s'ils y pensaient, ou ça les laisserait froids ou ça les gênerait.
Or, manifestement, la bande-son assassine donne de la vigueur aux acheteurs, vu qu'ils rivalisent férocement pour s'approprier les saucissons.
Cette publicité, d'autant plus efficace qu'elle est un enregistrement direct dela  mise à mort des animaux, Serge Tchakhotine la présente en premier lieu, avant une seconde, qui, elle aussi, est, selon lui, " à l'américaine ", mais à la différence de la première, ne nous surprend en rien :

" Le propriétaire d'un café laissa sortir dans la rue une cheminée de son four : les odeurs appétissantes se répandaient à l'entour et les passants venaient en grand nombre, attirés par ces excitations conditionnelles, qui provoquaient en eux l'envie de goûter aux plats préparés."

La surprise vient de ce que l'auteur met sur le même plan les deux situations, mais en fait cela se comprend dans le contexte d'un livre qui présente comme fondamental (pour la compréhension des hommes et plus généralement des êtres vivants) le réflexe conditionné, analysé par Pavlov (auquel l'ouvrage d'ailleurs est dédié).
Partant de de cette importance du réflexe conditionné, on peut donc faire l'hypothèse suivante concernant la cause du comportement des acheteurs de saucissons : loin d'être sadiques, ils sont conditionnés par une jeunesse qui a fait succéder de manière répétée à la mise à mort du cochon la consommation d'une charcuterie délicieuse. Une objection vient pourtant à l'esprit : les New-Yorkais ne sont pas principalement des paysans...
En outre, l'explication par les réflexes conditionnés, intégralement déterministe, peut être blessante pour le défenseur des animaux qui n'est plus alors vu comme juste et éclairé, donc méritant,  mais simplement comme autrement conditionné. C'est d'ailleurs l'idée-maîtresse du livre : qu'il faut maîtriser les réflexes conditionnés pour conditionner les hommes au bien et ne plus laisser les habiles méchants (Hitler, Mussolini, Lénine, etc.) conditionner les hommes au mal.

vendredi 28 mars 2025

La prostituée de Spinoza est-elle vraiment ce qu'on appelle aujourd'hui une prostituée ?

La proposition LXXI de la quatrième partie de l' Éthique de Spinoza porte sur la reconnaissance, la gratitude (gratia) et revient à accorder le degré de reconnaissance maximal à l'homme libre, à l'égard des autres hommes libres, ses amis. Ce statut de la gratitude, dont la valeur n'est pas dépendante de la personnalité de qui la manifeste, revient donc à ne pas en faire automatiquement une valeur, dès qu'elle se manifeste chez n'importe qui. 
Dans le scolie de cette proposition, Spinoza envisage deux gratitudes qu'ils condamnent : commençons par celle qu'il présente en second car la compréhension de la situation qu'il évoque n'est pas incertaine ; en effet, il s'agit de la gratitude de quelqu'un qui accepte les cadeaux d'un voleur, en échange du service consistant à dissimuler les objets volés. Spinoza défend que celui qui reçoit les cadeaux du voleur, sans pour autant lui rendre le service de lui cacher son butin, ne peut pas être qualifié d'ingrat car l'ingratitude est un mal alors que, dans ce cas, l'absence de gratitude du destinataire des cadeaux du voleur est un bien. 
Mais c'est la première situation qui est l'objet de ce billet. D'abord, voici le passage que je commente, dans la traduction de Bernard Pautrat :

" (...) qui ne sait pas, par bêtise, rendre les cadeaux, n'est pas un ingrat, et beaucoup moins encore celui que les cadeaux d'une prostituée n'amènent pas à se mettre au service de sa lubricité, ni ceux d'un voleur à dissimuler ses vols, ni rien de tel."

Voici le texte latin, pour qui en a besoin :

" (...) qui prae stultitia dona compensare nescit, ingratus non est, et multo minus ille, qui donis non movetur meretricis, ut ipsius libidini inserviat, nec furis, ut ipsius  furta celet, vel alterius similis."

La question que ce passage pose,est la suivante : le voleur veut cacher son butin, ça va de soi et c'est ce que le mot ipsius veut dire : ipsius furta peut être littéralement traduit par de celui-ci les objets volés (soit les objets volés par celui-ci). Mais ipsius libidini veut-il dire de celle-ci la lubricité ou bien de celui-ci la lubricité ?

Possibilité nº1 : la prostituée donne des cadeaux pour satisfaire sa propre lubricité.
Possibilité nº2 : la prostituée donne des cadeaux  pour satisfaire la lubricité de qui les reçoit.

Généralement, les traducteurs de l'Éthique (du moins, Lantzenberg, Misrahi, Caillois, Pautrat) ont choisi la possibilité nº1, seul Maxime Rovère, dans sa traduction récente (Flammarion 2021) choisit la deuxième. À ma surprise, dans aucune de ces traductions, une note me met en évidence l'ambiguïté du ipsius (qui se décline au génitif singulier de la même manière pour les trois genres - masculin, féminin, neutre -). 
Ce qui est sûr, c'est que les cadeaux sont faits par la prostituée : en effet Spinoza n'écrit pas en latin exactement ce qu'on traduit ici par les cadeaux d'une prostituée. Il utilise certes un mot désignant le cadeau (donum, ici à l'ablatif pluriel, soit donis), mais le mot est suivi de l'adjectif meretricius qui signifie de courtisane, de femme publique. On se trouve donc en présence d'une meretrix qui, selon la possibilité nº 1, fait ce qu'on a l'habitude d'attendre du client de la prostituée : elle achète son plaisir, ce qui, à nos yeux, transforme en fait paradoxalement le client en prostitué.  
Aussi la traduction de Maxime Rovère est-elle plus attendue, mais elle se heurte à une objection grammaticale : vu que ipsius renvoie au voleur, pourquoi le même mot, juste avant, ne renverrait-il pas à la prostituée ? En plus, choisir la possibilité nº2 - qui a l'intérêt certes de faire de la prostituée une sorte de victime - nous confronte à une énigme comportementale : pourquoi donc la prostituée fait-elle des cadeaux à son partenaire, si c'est son plaisir à lui qu'elle vise ?

La prostituée spinoziste semble donc ne pas faire le métier de prostitution : c'est une femme qui a un  désir de forniquer  (c'est pour Spinoza un synonyme de lubricité - libido - cf l'explication de la définition XLVIII, partie III -) et qui, à cette fin, séduit, par des cadeaux un partenaire. 
On peut comprendre que Maxime Rovère ait choisi une traduction plus dans l'air du temps, sans reprendre à son compte l'association de la femme à une sexualité tyrannique et l'idée donc spinoziste, qu'il est bon de ne pas contribuer à la satisfaction d'une telle sexualité, même si c'est celle d'autrui...



mardi 25 mars 2025

Le rôle de l'amour-propre dans l'histoire de la philosophie.

Dans la préface de la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer, explique comment lire un livre, le sien,  qui, par définition, ne peut exposer que dans l'inévitable succession des phrases alignées les unes après les autres, un système de pensée organique, qu'il faudrait pourtant pouvoir comprendre instantanément comme un tout vivant pour en saisir la cohérence et l'intelligibilité. Puis il ajoute :

" Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu'étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe)." 

" Malveillant " traduit ici  l'allemand " ungeneigt " qui signifie " peu enclin ; peu disposé ; peu favorable ". L'expression " jemandem nicht ungeneigt sein " peut se traduire par " avoir de la bienveillance envers quelqu'un " (source : dictionnaire Grappin). 
Mais d'où viendrait cette malveillance, ou du moins cette absence de bienveillance, que Schopenhauer attribue au philosophe lisant en somme un concurrent, un adversaire, un rival ?
Il faut lire les premières lignes de cette préface :

" Ce qui est proposé ici au lecteur, c'est une pensée unique (...) Cette pensée est, selon moi, celle que depuis si longtemps on recherche, et dont la recherche s'appelle la philosophie, celle que l'on considère, parmi ceux qui savent l'histoire, comme aussi introuvable que la pierre philosophale, comme si Pline n'avait pas dit fort sagement : " Combien il est de choses qu'on juge impossibles, jusqu'au jour où elles se trouvent faites." (Hist. nat., VII, I.)" (1966, p.1)

La vérité philosophique conçue comme un trésor, Schopenhauer pense donc l'avoir trouvée, aussi l'absence de bienveillance caractérise les autres  philosophes que lui,  blessés dans leur amour-propre à l'idée qu' un autre qu'eux possède déjà le trésor. Si, sur ce point, Schopenhauer a raison, l'absence de bienveillance dans la lecture des philosophes contemporains ou passés peut être une des causes de l'évolution philosophique, je veux dire de la naissance continue de nouvelles philosophies. Pour confirmer ce point, on peut s'appuyer sur le fait que, pour comprendre une philosophie donnée, il ne faut pas lire les rivaux (par exemple, ce que dit Nietzsche de Spinoza est mordant certes, mais en apprend plus sur la philosophie de Nietzsche que sur celle de Spinoza) mais les historiens de la philosophie, qui, eux, ne placent pas leur amour-propre dans l'obtention du trésor, mais dans l'identification de ce qui prétend être un trésor.
Supposons pour simplifier que la philosophie transmise par les textes de Platon soit la première chronologiquement des philosophies transmises : si l'amour-propre et l'absence de bienveillance d' Aristote n'avaient pas guidé l'interprétation qu'il a donnée de Platon, autrement dit, si Platon avait été lu avec bienveillance, ce qui ne veut pas dire bien sûr, sans esprit critique, l'héritage platonicien aurait été vu comme un point de départ à perfectionner et non comme un faux départ.
Quelle qu'ait été la fonction de l'amour-propre dans ce que certains appellent le progrès de la philosophie, cette conception de la philosophie comme trésor à la portée d'un esprit supérieur (passé, présent ou futur) a un coup dans l'aile. Certes, en classe Terminale, cette conception est une croyance qui favorise l'enseignement de la philosophie, et d'autant plus que le professeur croit avoir trouvé, ou fait comme s'il avait trouvé, le trésor en question dans l'oeuvre d'un philosophe donné : les élèves sont alors fiers de sortir de la doxa et de participer à la lucidité du Géant, grâce à l'intelligence de leur professeur. Voilà alors une classe qui tourne bien !
Cette conception de la philosophie comme Sacré Graal reste encore populaire, pour rêver à la philosophie, ou pour la moquer, mais quel chercheur en philosophie la partage-t-il encore ?  Y croire à l'Université rendrait ridicule, tant on a conscience désormais du côté naïf de ce rêve philosophique.
Mais quel rôle joue désormais l'amour-propre du chercheur en philosophie, s'il n'est pas simplement un historien de la philosophie, je veux dire s'il veut participer au progrès de la philosophie se faisant et non au progrès de la compréhension de la philosophie déjà faite ? Généralement l'amour-propre vise à contribuer de manière décisive à  l'amélioration au sein d'une équipe d'une argumentation relative à un problème philosophique particulier, prenant donc comme modèle non le philosophe d'autrefois, impossible à ressusciter mais le scientifique d'aujourd'hui. 
Certes on peut se demander si ce combat prudent et patient pour consolider une position particulière au sein d'une pluralité de positions (dont on sait qu'aucune n'est vraie, mais que chacune est vraisemblable) n'a pas quelque chose de malheureusement très vain.


mardi 25 février 2025

Qui se moquerait aujourd'hui de la grenouille ?

Je me demande quelle leçon contemporaine on peut bien tirer de la 3ème fable du livre I : la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. La lire selon l'usage revient à admettre pour soi une nature indépassable et donc définitivement limitée : la grenouille, condamnée à être " grosse en tout comme un oeuf " court bien sûr à sa perte, en cherchant à augmenter de volume, mais qui peut aujourd'hui voir les différences entre les personnes comme des différences entre espèces animales ? Le faire revient à penser en termes racistes. Même si on reconnaît des différences (de capacités) par exemple, il est délicat désormais de les formuler en termes de supériorité ou d'infériorité ; à supposer qu'on le fasse, on le compensera en faisant miroiter la possibilité de ce qu'on croyait autrefois, dira-t-on, impossible. Si bien que la fable à écrire aujourd'hui se gausserait de la grenouille qui accepte sa condition ou qui se laisse décourager dans sa transformation vers ce qu'elle juge être un modèle.
Reste que la fable peut, mais seulement après mille tentatives et sur fond d'échec confirmé et répété, inspirer l'acceptation de soi, l'amour de ce qu'on est mais il faudra alors mettre le coassement au-dessus du beuglement.
L'obstacle énorme à cette récupération moderne de la fable est dans les trois derniers vers qui naturalisent les différences sociales et prônent une résignation conservatrice :

" Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut des pages."

Ce qui peut rendre pour certains la fable abjecte moralement, c'est qu'elle prend comme allant de soi que le désir d'imiter plus grand que soi non seulement est vain mais en plus ne caractérise que la concurrence à la distinction, au sein des privilégiés. Le bûcheron de la fable nº16 n'est pas dans la course : 

" Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée."

Certes il ne crèvera pas, à la différence de la grenouille mais c'est la mort qu'il appelle, même si en fin de compte il préfèrera vivre en souffrant plutòt que ne plus vivre du tout.
L' élève d'aujourd'hui pensera donc que la fable non seulement condamne le désir de se dépasser mais en plus prend comme allant de soi que la masse des petits ne doit penser qu' à fuir son sort dans la mort.

Cette analyse me mène à penser que notre culture ne fait plus de place à ce vice qu'on appelait l'envie, comme si ne restait plus que le désir toujours légitime d'avoir autant que les mieux dotés. Il est certes possible de dissoudre l'envie dans quelque chose comme la revendication justifiée de l'égalité. Le malade qui, dans un désert médical, veut être aussi bien soigné que celui qui a la chance d'avoir un médecin ne doit pas être qualifié d'envieux, pour sûr. Il y a en effet des avantages qui doivent être universalisés. Ce sont  plutôt les privilèges qui sont les cibles de l'envieux : la personne laide qui rêve d'avoir une beauté sublime ne peut pas plus invoquer l'injustice pour rendre compte de son état, tout aussi peu l'employé mal payé et sans diplôme devrait le faire quand il se compare à qui par ses études a obtenu un salaire plusieurs fois supérieur au sien. Mais ce partage entre envie et souci de la justice se fait toujours difficilement et dans la polémique.



mardi 18 février 2025

Le profiteur déguisé en chercheur de vérité : le renard et le corbeau.

Bien que la première fable de La Fontaine n'explicite pas la leçon, il est facile d'identifier ce dont manque la cigale de la fable : elle est imprévoyante, imprudente. Plus précisément, elle ne prend pas l'avenir autant au sérieux que le présent et court donc le risque de souffrir plus tard. La fourmi est, à l'opposé, l'incarnation de la prévoyance. La fable met donc en garde contre l' hédonisme aveugle. 
Aussi un maître épicurien pourrait en recommander la lecture à ses disciples : être heureux ne veut pas dire tirer le plus de plaisir de chaque instant. 
Je me demande en revanche si la fable pourrait être retenue par un enseignement stoïcien, sachant que ce dernier encourage l'effort et qu' Hercule (et ses travaux) a été un modèle de cette philosophie. Il faudrait donc que la fourmi soit herculéenne en miniature et que la cigale exemplifie le laisser-aller : or la fable dit seulement la continuité imperturbable de son chant et le lecteur sait en général que c'est sa nature de cigale qui s'exprime par cette " musique ". De même, la fourmi fait ce qu'elle doit en accumulant. Aucune des deux activités n'est donc signalée comme peine ou comme passe-temps. 
On dira cependant que, dans les remarques de la fourmi, transparaît le mépris pour l'activité de la cigale, chant et danse apparaissant à ses yeux comme des divertissements. Alors pourquoi ne pas mettre finalement la fourmi du côté de l'homme qui fait ce qu'il doit, ce qui est convenable (travailler pour vivre) et l'opposer à l'homme qui n'a pas la force de faire ce qu'il est convenable de faire (d'abord travailler, se divertir ensuite) ? On pourrait en fin de compte enrégimenter la fable dans l'arsenal du pédagogue stoïcien. 

Mais quel usage philosophique faire de la seconde fable, Le corbeau et le renard ? C'est très simple, vu qu'elle met ouvertement en garde contre la flatterie : en effet, que l'enseignement soit platonicien, ou stoïcien ou épicurien ou autre (il suffit au fond que l'enseignement en question se propose de convertir un disciple à une vérité nouvelle, quel que soit son contenu), il est toujours utile au maître d'avertir l'élève qu'il court le risque de rencontrer un flatteur qui lui nuira en l'assurant qu'il sait déjà tout ce qu'il doit savoir et que ce serait donc à lui, le flatté,  de donner des leçons. 
Ce qu'il est plus difficile de déterminer dans cette nouvelle fable, c'est ce dont manque le corbeau. Le renard, lui, est tout d'une pièce en effet : il est rusé et totalement dépourvu de remords. En effet la leçon qu'il donne doit encourager le corbeau non pas à ne pas flatter mais à ne plus être victime des flatteurs. Ce renard transmet une leçon de Realpolitik en somme, laissant à l'oiseau deux options : la première, déjà dite, revient à se mettre à l'abri des flatteurs ; la seconde, non dite mais pas exclue par le texte, consiste à se conserver, à se développer en obtenant à son tour des biens grâce à la flatterie.
Mais revenons au corbeau : qu'a-t-il fait de faux ? S'il s'était contenté de jouir de la flatterie visant son plumage, il n'aurait rien perdu car il n'aurait pas ouvert le bec. S'il a laissé tomber son fromage, c'est par ce qu'il a voulu vérifier l'hypothèse ouverte par le renard qui, au fond, est un flatteur particulièrement habile parce qu'il accroît son pouvoir en se présentant comme ne sachant pas, par un scepticisme simulé, qui n'a aucune fin théorique (mieux connaître) mais une seule fin pratique (mieux vivre). L'erreur du corbeau est donc de croire que le renard cherche la vérité sur lui, alors qu'en fait il ne cherche que le profit pour soi. Le corbeau manque donc d'intelligence, comme il est dit dans la fable de Phèdre du même nom :

" Le corbeau dupé gémit de sa stupidité. Ceci montre combien l'intelligence a de valeur." (Fables, Hachette, 1929, p. 16)

Le corbeau prend le renard pour un chercheur et veut l'aider dans sa recherche de vérité, sans voir qu'il n'est qu'un profiteur qu'il va, malgré lui, aider dans sa recherche de profit. 

Reste que ce désir de contribuer à une recherche mal comprise quant à ses fins ne suffit pas à expliquer l'échec du corbeau : son erreur de base, qui est la condition du succès de la tactique du renard, est de ne pas avoir appliquer le principe de contradiction, si on peut dire ; ce principe commande qu' ou on ouvre la bouche et perd le fromage, ou on ferme la bouche et garde le fromage. Emporté par son désir de plaire (autre élément essentiel sans lequel le corbeau n'aurait pas participé à la vérification de l'hypothèse du renard), le malheureux " phénix " pense qu'il peut avoir le bec ouvert (pour chanter) et fermé (pour conserver le fromage). Reste à s'interroger sur la cause de cette erreur : est-ce le plaisir de la flatterie visant le plumage qui le conduit à une réflexion précipitée (" je vais donc ouvrir le bec ") ou la flatterie n'a-t-elle d'effet que parce que l'intelligence du corbeau est limitée et éclaire mal les conditions de ses actions ? Je penche d'abord pour le premier élément de l'alternative :

" À ses mots le corbeau ne se sent pas de joie, 
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laissant tomber sa proie."

Le corbeau manque certes d'intelligence, mais cette intelligence n'est pas celle des moyens en vue d'atteindre ses fins propres, c'est l'intelligence de soi : pas assez lucide sur le plaisir qu'il prend à entendre dire du bien de soi, il ne sait pas les effets désastreux de ce plaisir sur ses capacités cognitives.

La leçon de la fable est donc : méfions-nous des faux chercheurs qui nous font déraisonner, tant nous nous aimons.
On pourrait en somme choisir cette fable pour illustrer la proposition 55 de la quatrième partie de l'Éthique de Spinoza :

" Maxima superbia, sive abjectio est maxima sui ignorantia."

" L'orgueil maximal, comme la dépréciation maximale de soi, est l'ignorance de soi maximale." (traduction personnelle)


lundi 17 février 2025

La cigale et la fourmi aujourd'hui ?

Je me demande si on apprend encore à l'école la première fable de La Fontaine, La cigale et la fourmi. Si c'est le cas, la fourmi doit être jugée bien sévèrement et la leçon donnée à la cigale de se retenir de faire ce qu'elle aime et sait faire (chanter) au moment opportun pour cela (l'été) est sans doute devenue incompréhensible. 
Et qui peut encore penser le chant (il est, d'après les commentateurs autorisés, la métaphore de la poésie - de la littérature, voire de l'art tout entier ? - ) comme une activité privée, strictement personnelle, sans bénéfice pour une société, même de fourmis ? 
Et cette bise qui souffle dès le quatrième vers, n'évoque-t-elle pas aux jeunes élèves les catastrophes naturelles,  associées alors à un " devoir de solidarité " que la fourmi devrait avoir honte de ne pas respecter ? 
C'est donc à la fourmi qu'il faut donner une leçon : elle ne représente plus le modèle, mais l'anti-modèle. On peut même aller jusqu'a faire de la fourmi la métaphore de la cupidité capitaliste, dont d'ailleurs la cigale, étonnamment, sait parler le langage quand elle promet à l' usurière, à l'esprit de banquier, le remboursement de la dette : " intérêt et principal ".

On opposera à cette lecture qui fait de la fourmi une légitime donneuse de leçon une interprétation apparemment plus subtile, basée sur les deux vers : 

" La Fourmi n'est pas prêteuse ;
C'est là son moindre défaut." . 

Il allait par exemple de soi pour Jean-Jacques Rousseau dans l' Émile que l'ironie supposée de ces deux vers revenait à faire de la cigale le modèle à proposer au lecteur ; s'adressant au fabuliste, il écrivait :

" Vous croyez leur donner la cigale pour exemple "

Il est amusant sur ce point de remarquer que la réaction de l'élève, imaginée par  Rousseau, est exactement l'opposée de celle que j'attribue aux élèves d'aujourd'hui :
 
" et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier, ils prendront toujours le beau rôle : c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel."

En revanche la sensibilité du philosophe nous est très familière et parente de nos " réactions spontanées" généreuses : 

" Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.".

Sauf que cette interprétation qui rapproche le sens de cette fable de notre morale ordinaire aujourd'hui n'est en vérité pas défendable, du moins si l'on en croit l'article très convaincant de Patrick Dandrey https://www.persee.fr/doc/lefab_0996-6560_1998_num_10_1_1024.
En effet, selon lui, prêteuse ne veut pas dire génereuse mais usurière. C'est l'esprit usurier que La Fontaine condamne et donc aussi le discours favorable au prêt que tient la cigale ! Le fabuliste ne dénonce pas l'absence de générosité de la fourmi mais au contraire loue son absence d'esprit banquier, critique en accord avec la morale chrétienne de l'époque. Mais alors il n'y a plus moyen de réconcilier la leçon du fabuliste avec les attentes morales des élèves, pour la raison que l'idéologie moderne approuve à la fois et la générosité (dont La Fontaine ne fait pas l'éloge, dans cette fable du moins) et l'argent facile (combien d'élèves ai-je rencontrés rêvant d'être traders !).

Pour résumer, la morale de cette fable, fidèle à celle d' Ésope, revient à condamner sèchement l'imprévoyance. On peut penser qu'elle ne conviendra pas aux jeunes esprits : ils penseront que La Fontaine aurait dû écrire :

" La Fourmi n'est pas prêteuse ; 
Mais elle est généreuse."  



lundi 16 décembre 2024

En lisant Italo Calvino (2)

L'entame, hier, de la série de billets consacrés à des commentaires de lecture d' Italo Calvino est pleine d'ambiguïté. Il faut clarifier : je ne veux pas être le énième chantre du " c'était mieux hier " ; plutôt témoigner à ma manière de différences culturelles majeures. Mais c'est facile de déraper, il suffit d'un mot. Pourquoi par  exemple ai-je parlé avec hauteur de " ils " et non pas, plus sincèrement et plus platement, de " nous " ? Je suis modelé comme " eux " par ce monde que je prétends observer. Bon, le mal est fait,  je vais juste prêter plus attention aujourd'hui aux mots que j'utilise.
Mais d'abord pourquoi cette nouvelle de Calvino, plutôt qu'une autre, d'autant plus qu'entre 1949 et 1967, l'écrivain en a écrit douze, intitulées identiquement " L'aventure de... " ? Dans l'ordre chronologique, elles concernent un soldat, un bandit, une baigneuse, un employé, un photographe, un voyageur, un lecteur, un myope, une épouse, deux époux, un poète, un skieur, un automobiliste. Pourquoi ai-je choisi l'aventure du photographe ? 
Sans doute d'abord, parce que l'écrivain dit du personnage central de la nouvelle, Antonino Paraggi, qu' il " ressentait un isolement croissant ". Peut-être est-ce mon cas. Mais pas pour la même raison : en effet, Antonino est un " non-photographe ". Moi, je photographie en amateur, donc je suis comme tout le monde aujourd'hui, mais j'ai appris à photographier à une époque où, pour réussir les photos, on devait s'informer sur ce qui précisément irrite Antonino, soit " l''ouverture d'un diaphragme " ou " le nombre des DIN ". Certes lui s'irrite de " ceux qui magnifiaient (...) ou dissertaient " sur ces sujets. Pourtant je me suis senti proche de ce personnage : bizarre au fond puisqu'il confie " ses sarcasmes à l'égard d'une activité pour lui si peu excitante et manquant à tel point d' imprévu ". En fait Antonino condamne la photographie que j'ai essayé de faire mais avec des expressions qui me vont bien pour condamner les photos qu' "ils " font, enfin que nous faisons nous aussi, pour la plupart, à l'exception des photographes de profession sans doute.
Le troisième paragraphe de la nouvelle nous en dit un peu plus sur l'identité sociale de ce personnage. Ce n'est pas un intellectuel de profession : il exerce " des tâches exécutives dans les services de distribution d'une entreprise de production ". Mais il me ressemble tout de même ; d'ailleurs, s'il n'est pas de métier professeur de philosophie, il est à vrai dire mieux que ça :
" c'était en quelque sorte, par attitude mentale, un philosophe."
Occasion de voir ce qu'est la philosophie pour le narrateur :
" sa véritable passion était de commenter avec ses amis les petits ou grands événements en démêlant le fil des raisons générales de l'enchevêtrement des détails (...) il s'appliquait obstinément pour réussir à trouver des explications même aux faits les plus lointains de son expérience. ".
Je n'y retrouve guère ce que je tiens pour être la philosophie :  en philosophie on ne se centre en effet ni sur les événements (même éloignés de ceux  dont nous faisons l'expérience), ni sur leur explications. Mais c'est vrai qu'on aime " les raisons générales ", ce qui ne veut dire ni " les raisons vagues " ni " vaguement des raisons ". Ici comprendra le lecteur philosophe, le non-philosophe y verra verbiage, sophisme... Mais on a beau écrire un blog, on y perdrait le plaisir d'écrire s'il fallait comme on le doit à l'école tout expliquer à tous.
Il y a un autre trait qui me permet de m'identifier à Antonino Parragi : il cherche à connaître une entité que tout philosophe fréquente assidument, l'essence, précisément dans son cas, " l'essence de  l'homme photographique." Dieu sait que les historiens se moquent souvent des philosophes qui veulent voir plus haut que l'histoire en discernant des essences, alors que, eux, les historiens, ont comme métier d'identifier des différences  séparant dans le temps des entités existantes (telle révolution, tel traité, telle mentalité, etc).
L'essence qu' Antonino recherche, c'est la raison de photographier. Or, selon lui, les raisons données ne sont pas les vraies, les bonnes raisons. Voilà un trait de philosophe : chercher sous l'apparence la réalité (on l'aime moins ce trait aujourd'hui que quand j'ai commencé mes études de philosophie où on se devait pour être à la mode d'être un herméneute du soupçon, précisément soupçonner qu'il faut apprendre à chercher sous les raisons données celles qu'elles cachent). Les raisons données ne satisfont donc pas Antonino :
" certains vantant les progrès de leur habileté technique et artistique, d'autres, au contraire, attribuant tous les mérites à l'excellence de l'appareil qu'ils avaient acheté, capable (à les entendre) de produire des chefs-d'oeuvre même s'il était confié à des mains inexpertes (comme ils déclaraient être les leurs, car là où l'orgueil visait à exalter les vertus des rouages mécaniques, le talent du sujet acceptait d'être proportionnellement humilié)."
Même s'il n'y a plus aujourd'hui de rouages mécaniques dans les machines avec lesquelles nous photographions, force est de reconnaître qu'elles ne peuvent généralement plus autoriser que la seconde des deux justifications envisagées par le narrateur (certes on pourra dire que l'habileté technique réside encore dans la manipulation des commandes de la machine et que l'habileté artistique demeure dans l'usage esthétique des processus machinaux). Reste que notre publicité cultive notre émerveillement à l' égard de l'intelligence non des utilisateurs mais de leurs outils. Et l'orgueil est souvent de posséder cet objet qui est d'autant plus performant qu'il fait excellement ce qu'on avoue ouvertement ne pas savoir faire (c'est au fond le plaisir pris à faire quelque chose qu'on ne pourrait pas faire sans l'objet: le vélo, la voiture et le télescope ont dû donner, au temps de leur invention, des plaisirs de même farine).


dimanche 15 décembre 2024

En lisant Italo Calvino (1)

C'est une nouvelle écrite en 1955, elle a pour titre L'aventure d'un photographe, on peut la lire dans Les amours difficiles (Folio nº 7275). Elle commence ainsi :

" Quand arrive le printemps, par centaines de milliers, les citadins sortent le dimanche avec leur étui en bandoulière. Et ils se photographient."

Ils n'attendent plus le printemps, ni le dimanche et ils n'ont plus besoin de sortir : ils photographient désormais chaque jour et toute l'année, à l'intérieur comme à l'extérieur. Pour sûr, ils continuent de " se " photographier mais " se  " renvoie maintenant autant ou même plus à la personne du photographe qu'aux autres. Or c'est le " geste de l'enfant avec son petit seau " et le " reflet du soleil sur les jambes de leur femme " que Calvino donne comme exemples de photo, associés, c'est vrai, à celle du paysage (" ce torrent des Alpes "). En gros, ils photographiaient alors leur famille et la nature.

" Ils rentrent chez eux contents comme des chasseurs à la gibecière pleine à ras bord, ils passent leurs journées à attendre avec une douce anxiété de voir leurs photos développées."

Ils ne font plus l'expérience du ras bord car il n'y a  jamais de trop-plein, et ils n'attendent rien, sinon peut-être l'occasion de la prochaine photo, de toute façon instantanément là dans sa perfection, le développement papier étant en général sorti des esprits. Ils ne sont plus des chasseurs, car, à la différence de l'expérience de la chasse, il n'y a plus à guetter l'objet de la prochaine photo : leurs munitions sont infinies autant que leurs cibles. S'il y a peut-être anxiété, c'est par rapport non à la qualité de la photo mais à celle de la réception de la photo : ils craignent qu'elle ne soit pas likée. 

"(Anxiété à laquelle certains ajoutent le plaisir subtil de manipulations alchimiques dans la chambre noire, à l'âcre odeur d'acide et interdite aux intrusions des proches) "

Plus d'odeur ni d' obscurité ni de solitude, plus d'évaluation sensorielle, voire sensuelle, des réactions chimiques. Plus de plaisir subtil mais la satisfaction ordinaire et vite oubliée que leurs doigts ont touché comme il faut pour faire varier l'image, variation réversible et cumulable avec une infinité d'autres (" tu as tout, pas besoin de choisir ! "), l'apprentissage de la miraculeuse efficacité en ce domaine s'étant lui-même  réduit à guère plus qu'un instant. 

À ma surprise, à sa description qui évoque un monde passé, l'écrivain ajoute .

" et (ils) ne semblent prendre possession tangible de la journée passée que lorsqu'ils ont sous les yeux leurs photos ; alors seulement (les choses photographiées, cf les trois exemples présentés plus haut) acquièrent l'irrévocabilité de ce qui a été et ne peut plus être mis en doute. Le reste peut bien se noyer dans l'ombre incertaine du souvenir."

Ainsi se termine le premier paragraphe de la nouvelle. Ces dernières lignes m'embarrassent agréablement car je sens que l'objectif de la photo (au sens non d'objet photographié mais de fin visée par elle) n'est peut-être pas devenu aussi obsolète que sa technique et ses conditions. C'est l'expression " possession tangible " qui me retient surtout. Photographier aujourd'hui un plat qu'on va manger, par exemple, ou un tableau célèbre qu'on est allé voir dans quelque musée, n'a-t-il rien à voir avec une prise de possession ? Certes il y a une différence : ce que Calvino note, c'est l'éternisation de quelque chose de rare qu'on ne peut  à cause de sa grande valeur confier seulement à la mémoire, trop fragile. De l'autre côté, comme semble avoir disparu la recherche du  rare et du précieux, sauf peut-être en tant que vaguement évoqués par un " super " qualifiant de fait l'ordinaire et le répétitif, il ne s'agit pas de mise à l'abri de l'oubli mais de possession ostensible et ostentatoire, ouvertement destinée à susciter l'envie, bien sûr douce et amicalement provoquée,  chez le récepteur de la photo, envie qui fera renvoyer à l'envoyeur une autre photo de possession certifiée, comme dans une sorte de potlach du pauvre.

vendredi 1 novembre 2024

Une expérience de bon.ne élève en classe de philosophie.

" Les paroles devenaient de plus en plus légères. Comme tous les jours. Il commençait simplement, puis les paroles s'élevaient ; il devenait difficile alors de le suivre. Si elle se retournait, Inès savait qu'elle surprendrait les yeux ensommeillés de ses compagnes. Elle y verrait, à tout le moins, incompréhension et ennui. Comme tous les jours. Quand les paroles de fray Ossorio devenaient compliquées, elle se savait élue, détachée des autres ; elle seule pouvait suivre et comprendre ses propos. En réalité, fray Ossorio, sans le savoir, ne parlait que... pour elle. Ses paroles étaient comme le pont tendu, chaque matin, entre l' âme d'Inès et la Divinité, comme l'échelle permettant à Inès de s'éloigner, de se perdre dans la félicité, toujours poussée par les paroles de fray , s'y accrochant. Elle savait qu'aussitôt le silence revenu, elle retomberait. Quand l'homélie se terminait, quand fray Ossorio retournait à l'autel et entonnait le Credo, l'âme d'Inès redescendait, retournait sans sa boîte, s'éloignait du Seigneur. Et ce jusqu'au lendemain." (Gonzalo Torrente Ballester, Au gré des vents, 1960, in Les délices et les ombres, p. 399, Actes Sud, 1998)

Il y a aussi des conversions philosophiques qui empruntent moins aux initiations religieuses. Il se peut aussi que le nom de qui profère les paroles-échelle ne soit pas, comme pour Inès, omniprésent dans l'esprit de l'élève, ou nom du professeur écouté ou nom du philosophe lu et médité, mais aussi paradoxal que cela paraisse, il est ordinaire que l'accès à la raison philosophique impersonnelle passe par une seule personne, aux paroles de laquelle l'élève est attentif. Il se peut que l'attraction des paroles s'étende aux gestes, aux intonations, au corps tout entier de qui parle, mais l'illusion du professeur est  de croire que c'est lui qui est aimé : non, il n'est aimé qu'en tant que disant ces paroles, et celles-ci n'ont de prix qu'au sein d'une institution spécifique, dans un monde social donné. 

vendredi 18 octobre 2024

Spinoza : par rapport à qui peut-on être qualifié de lâche ?

Partons de la définition qu' à la fin de la partie III de l'Éthique, Spinoza donne de pusillanimitas, mot que Bernard Pautrat (2023) traduit par lâcheté : elle est clairement relationnelle et exclut que la lâcheté soit une caractéristique intrinsèque de la personne (comme la couleur de ses yeux par exemple ou la capacité de raisonner) :

" Pusillanimitas dicitur de eo, cujus Cupiditas coercetur timore periculi, quod ejus aequales subire audent."

"  La Lâcheté se dit de celui dont le Désir est réprimé par la peur d'un danger auquel ses égaux ont la hardiesse de s'exposer."

Prise en elle-même, la référence aux égaux (aequales) pourrait être énigmatique mais l'explication de cette définition l'éclaire : par égaux, Spinoza entend ici " la plupart des  hommes " (plerique). On réalise que le lâche est d'abord un minoritaire au sein d'une société. Spinoza ne l'a pas envisagé, mais on pourrait préciser, en prenant nos libertés par rapport à Spinoza :  au sein d'une culture, ce qui conduirait à affirmer par exemple que x est lâche dans telle culture et non-lâche dans telle autre. Mais ce n'est pas ce qui m'intéresse ici.
Ce qui est troublant, c'est que, dans le seul autre texte où Spinoza clarifie ce qu'il entend par pusillanimitas, c'est-à-dire dans le scolie de le proposition 51 de la troisième partie de l'Éthique (il n'y a pas d'autre occurrence dans le reste de l'oeuvre), le point de comparaison pour déterminer si quelqu'un est lâche ou non n'est plus la plupart des hommes mais l'auteur de l'Éthique lui-même :

" Ensuite me semblera  peureux (timidus) celui qui a peur d' un mal que je tiens ordinairement pour négligeable (quod ego contemnere soleo), et si en outre je prête attention à ceci que son Désir est réprimé par la peur d'un mal qui ne peut m'arrêter, je le dirai lâche et ainsi jugera chacun."

Il est bien clair que Spinoza n' est ici rien de plus qu' un représentant de l'homme ordinaire. Il s'ensuit que, pour qu'on dispose, malgré la différence entre les deux textes, d'un critère univoque permettant de déterminer la lâcheté, on doit donc présupposer que chacun, en tant que juge pertinent de la lâcheté des autres, appartient à l'ensemble de la plupart des hommes. 
On retrouve exactement le même problème au niveau de la détermination de la hardiesse (audacia, traduit par Pautrat en 1988 par courage, puis en 2023 par hardiesse). Dans la définition de la hardiesse, Spinoza se réfère aux égaux et dans le scolie déjà cité, où il traite aussi de la hardiesse, il se réfère à lui-même.
Mais qu'est-ce qui assure celui qui juge qu'il n'appartient pas à la minorité, mais bien à la majorité ? Ou, plus précisément, qu'est-ce qui m'assure que mon idée que le mal qui contraint autrui à la lâcheté en est un, qui ne pourrait pas m' arrêter, si j'étais à sa place ? Suis-je bien certain de ne pas juger comme un intrépide ? 
Faisons l'hypothèse, vu l'absence de texte spinoziste sur le sujet, que ce qui m'assure que j'ai raison, c'est l'accord de la majorité, le désaccord ou accord d'un autre homme  ayant la même incertitude que mon propre jugement. Dit autrement, qualifier un homme de lâche ou de hardi ne nécessite aucun développement particulier de la raison, pas besoin d' appartenir à l'élite des philosophes pour pouvoir le faire. En revanche, pas possible de surmonter son intrépidité ou sa lâcheté sans avoir développé de manière exceptionnelle la raison (on entend ici par surmonter, transformer la passivité de l'affect en activité de la raison et non pas être dominé par un affect plus puissant que celui dont on désire se débarrasser).






lundi 14 octobre 2024

Spinoza, équivoque sur la cruauté.

À Maxime, qui ne la connaît pas encore !

Y a-il une cruauté objective ? Si c'est le cas, on pourra donner raison ou tort à qui formule un jugement du type " x est cruel avec y ". Consulté sur le sujet, Spinoza ne donne pas une réponse univoque. En fait, crudelitas (que Spinoza donne pour synonyme de saevitia) n'apparaît que deux fois dans le corpus spinoziste : dans l' Éthique et jamais, entre autres, dans les textes politiques - on ne pourra donc pas établir une politique de la cruauté d'inspiration spinoziste -. 
Sa première occurrence est dans la troisième partie de l'Éthique : c'est un scolie d'un corollaire de la proposition XLI. Le corollaire envisage le cas de quelqu'un qui s'imagine aimé d'une personne qu' il déteste. Spinoza déduit de ses thèses antérieures qu'alors cette personne ressentira de manière conflictuelle à la fois de l'amour et de la haine pour celle qui l'aime. Le scolie en question ajoute :

" Quod si Odium praevaluerit, ei, a quo amatur, malum inferre conabitur, qui quidem affectus Crudelitas appellatur, praecipue si illum, qui amat, nullam odii communem causam praebuisse creditur."

Ce que Bernard Pautrat (2022) traduit ainsi :

" Que si la Haine a prévalu, il s'efforcera de faire du mal à qui l'aime, affect qui s'appelle Cruauté, surtout si l'on croit que celui qui aime n'a fourni aucune raison commune de haine."

Dans la note correspondant à ce court texte, Bernard Pautrat relève que " la définition (...) frappe par sa singularité ". Nous reviendrons sur ce jugement. En tout cas, trois conditions  apparaissent : deux  qu'on peut appeler, chacune, nécessaires et, prises ensemble, suffisantes (il faut que la personne soit détestée par nous et il faut qu'elle nous aime), l'autre que j'appellerai aggravante (la cruauté s'aggrave si la personne aimée et détestée est, par rapport à nous, tout à fait innocente). Définie ainsi, la cruauté ne peut pas être identifiée à partir du seul comportement, des seuls actes (par exemple, la nuisance que j'observe pourrait être d'une personne haineuse vis-à-vis d' une autre personne haineuse) ; doivent être prises en compte les intentions et le passé de la relation entre le cruel et sa victime. En revanche ce qui peut être généralement constaté, c'est qu'un tort, un dommage (malum ou damnum) est bel et bien effectif.
Cela dit, même si l'identification de la cruauté est complexe, il est possible de distinguer qui est vraiment cruel de qui ne l'est qu'apparemment (parce que, par exemple, la victime, contrairement aux premières impressions, n'aime pas la personne qui est cruelle à son égard).
Seulement Spinoza ne va pas en rester là et va brouiller les pistes en faisant entrer le jugement " x est cruel par rapport à y " dans l'ensemble des jugements essentiellement subjectifs, donc dépourvus de vérité objective.
En effet, à la fin de la troisième partie, dans les Définitions des affects, Spinoza consacre une deuxième définition, la 38ème, à la cruauté, la voici :

" Crudelitas, seu Saevitia est Cupiditas, qua aliquis concitatur ad malum inferendum ei, quem amamus, vel cujus nos miseret" 
" La Cruauté ou Férocité est le Désir qui excite quelqu'un à faire du mal à qui nous aimons, ou bien à qui nous fait pitié."

C'est un changement radical de perspective : en effet les intentions du cruel ne sont pas plus à prendre en compte que celles de sa victime - pas plus d'ailleurs que l'histoire de leur relation - : tout est désormais dans la relation de l'observateur avec la victime. Si j'aime la victime ou si j'en ai pitié, j'ai certes raison si j'affirme que le tiers qui lui nuit est cruel - car je ressens l'action comme cruelle - mais je n'ai pas raison au sens où tout le monde devrait, en réfléchissant bien, s'accorder sur la réalité de cette cruauté (le seul jugement objectif dans ce contexte est " x est pour z - en l'occurrence, moi - cruel par rapport à y "). En somme, avoir raison dans un tel cas, si on énonce le jugement, c'est juste être sincère (j'aurais tort si je me cachais ou si je cachais à autrui ce que je ressens).
Dans le premier texte, la cruauté est déterminable objectivement par l'analyse d'une double relation, extérieure à l'analyste ; dans le deuxième, elle n'est déterminable que subjectivement, précisément sous deux conditions affectives : l'amour et la pitié (on ne prendra pas ici en compte la complication résidant dans le fait que Spinoza distingue la pitié-commisération de la pitié-miséricorde).
Pour résumé, lisant Spinoza, je ne sais pas si la cruauté est un objet possible pour la raison (texte 1) ou seulement un objet possible pour mes passions (texte 2). Ce qui est singulier, c'est moins la première définition que la coexistence au sein de l'Éthique de ces deux définitions, à la lettre contradictoires.







jeudi 4 avril 2024

Enseigner la philosophie : débarrasser le chêne du lierre qui le parasite ?

On lit dans Lamiel (chapitre 5) de Stendhal le dialogue suivant entre le docteur Sansfin qu'on imaginera professeur de philosophie et Lamiel, qui jouera alors le rôle de l'élève :

" - Et vous-même, docteur, ne craignez-vous pas de m'ennuyer en m'enseignant ce que vous appelez le bon sens ?
- Non, car ce que je vous demande c'est du travail et, dès qu'on y réussit, le travail donne du plaisir et chasse l'ennui. Figurez-vous que de toutes les choses que croit une jolie fille de basse Normandie, il n'en est pas une qui, plus ou moins, ne soit une sottise ou une fausseté. Qu'est-ce que fait le lierre que vous voyez là-bas dans l'avenue sur les plus beaux chênes ?
- Le lierre embrasse étroitement un côté du tronc et ensuite suit leurs principales branches.
- Eh bien ! reprit le docteur, l'esprit naturel que le hasard vous a donné, c'est le beau chêne ; mais tandis que vous croissiez, les Hautemare (les parents adoptifs de Lamiel) vous disaient chaque jour douze ou quinze sottises qu'ils croyaient eux-mêmes, et ces sottises s'attachaient à vos plus belles pensées comme le lierre s'attache aux chênes de l'avenue. Je viens, moi, couper le lierre et nettoyer l'arbre. En vous quittant, vous allez me voir de votre fenêtre, descendre de cheval, et couper le lierre des vingt arbres à gauche. Voilà ma première leçon donnée, cela s'appellera la règle du lierre. Écrivez ce mot sur la première page de vos heures (votre bréviaire), et toutes les fois que vous vous surprenez à croire quelque chose de ce qui est écrit sur ce livre-là, dites-vous le mot lierre. Vous parviendrez à connaître qu'il n'y a pas une des ideés que vous avez actuellement qui ne contienne un mensonge.
- Ainsi, s'écria Lamiel en riant, quand je dis qu'il y a trois lieues et demie d'ici à Avranches, je dis un mensonge ! Ah ! mon pauvre docteur, quelles sornettes vous me débitez ! Par bonheur, vous êtes amusant. "

Un tel professeur de philosophie aujourd'hui serait de son temps, en ce qu'il flatterait l'amour-propre de chaque élève (" chacun de vous est un bel arbre ! "), et très démodé aussi bien par sa confiance absolue dans la raison, appelée ici bon sens. En revanche Lamiel représente une ironie toujours possible, qui pourrait alller jusqu'à dire à son maître : " Et si vos paroles n'étaient, elles, que du gui ? ". 

mardi 13 février 2024

Éduquer et rejeter.

Comment constituer une pédagogie qui d'une part, comme il se doit, favorise le développement du meilleur de chaque élève, en reposant sur une certaine confiance, et d'autre part, respecte la vérité de la dernière phrase de l'Éthique de Spinoza ?

" Omnia praeclara tam difficilia, quam rara sunt." " Tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare. " (traduction de Bernard Pautrat).

On entend par contraste la rengaine ressassée de la garderie à l'université : " Tout ce qui est remarquable est facile autant que fréquent."

En écho au problème posé, ces lignes de Denis Kambouchner à propos du monde des " généreux ", tel que Descartes l'entend :

" Leur société restera donc, non par vocation (comme les critiques récentes de l'humanisme le suggèrent à l'envi), mais par la force des choses, une société partielle et minoritaire." (La question Descartes, Gallimard, 2023, p. 287)

Y aurait-il un mensonge au sein de la pédagogie la plus honorable ? L'association que fait Platon dans La République entre éduquer et cacher, éduquer et exclure est-elle donc inévitable ?

mardi 6 février 2024

De l'oison à la mouche.

Denis Kambouchner, dans La question Descartes (Folio, 2023), examinant le problème de la pensée des animaux, cite ce passage de la lettre à Chanut du 6 juin 1647 :

" C'est Dieu seul qui est la cause finale aussi bien que la cause efficiente de l'univers ; et pour les créatures, d'autant qu'elles servent réciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cet avantage, que toutes celles qui lui servent sont faites pour elle." (p. 271)

Il rapproche ensuite de ce texte quelques lignes de Montaigne (Essais, II, 12) où la créature devient un oison, doté lui d'une conscience égocentrique de l'interdépendance mentionnée par Descartes :

" Pourquoi ne dira un oison ainsi : Toutes les pièces de l'univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le Soleil à m´éclairer, les étoiles à m'inspirer leurs influences ; j'ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il n'est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi ; je suis le mignon de nature ; n'est-ce pas l'homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? c'est pour moi qu'il fait et semer et moudre ; s'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon, et si fais-je moi les vers qui le tuent et qui le mangent."

On notera d'abord que ce dernier texte conduit à penser Épictète, et conséquemment tout stoÏcien providentialiste, aussi naïf qu'un oison, quand il écrit dans les Entretiens I, 16 :

" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire."

Ensuite que l'oison de Montaigne raisonne comme les hommes finalistes critiqués par Spinoza dans l'appendice de la première partie de l´Éthique. 

Enfin, que la mouche nietzschéenne hérite de l'égocentrisme du petit de l'oie montanien :

« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » (Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)

Amusant de relever qu'autant les lignes de Montaigne que celles de Nietzsche ne viennent illustrer la position cartésienne qu'au prix d'une trahison majeure de la pensée de Descartes : leur fable présuppose une conscience de l'animal.


mardi 2 janvier 2024

Kafka et la caricature involontaire de l'apathie stoïcienne.

En 1912, Kafka a écrit un court texte,  intitulé Décisions (Entschlüsse), qui ne fait guère plus qu'une demie-page. Le thème en est l'impossibilité de " s'extraire d'un état misérable " et  la manière de remédier à une telle impossibilité. C'est dans la description de cette solution à l'absence de Solution, si on peut dire, que je vois comme l'ombre déformée et hostile de l'apathie stoïcienne :

" C'est pourquoi le meilleur conseil demeure quand même de tout accepter, de se comporter comme une masse pesante, et si l'on se sent soi-même propulsé par un souffle (sich selbst fortgeblasen), de ne se laisser entraîner à aucun pas inutile, de regarder autrui avec un regard bestial (Tierblick), de n'éprouver aucun remords, bref d¨écraser de sa propre main ce qui subsiste encore fantomatiquement de la vie, c'est-à-dire d'accroître encore l'ultime repos tombal (die letzte grabmässige Ruhe) et de ne plus rien laisser persister d'autre que lui." (Nouvelles et récits, La Pléiade, p.16)

Se dessine ici une ataraxie mi-volontaire, mi-pathologique. En effet, si le stoïcien accepte tout, ce n'est pas à défaut de pouvoir tout fuir. S'il occupe le présent sans crainte ni espérance et n'a plus la légèreté incorporelle de qui vit dans le passé ou dans l'avenir, s'il laisse passer le souffle inévitable des premières émotions pertubatrices et ne compose avec son corps que les actions dues à ses devoirs, il regarde autrui non avec un regard d'animal, inexpressivement, mais avec des yeux humains, certes dépassionnés mais  sans froideur. Ce qu'il écrase de sa propre main, c'est seulement ce qui subsiste encore machinalement de la vie passionnelle non maîtrisée et ce n'est que du point de vue de celui pour qui cette vie empathique, sensible, et emportée est la Vie, qu'on peut dire alors qu'il ne vit qu'à faire le mort.
Tout se passe en somme comme si, sans le vouloir, Kafka prêtait ici sa voix à un défenseur des passions, comme Diderot, par exemple, quand il écrit la cinquième  de ses Pensées philosophiques (1746) :

" C'est le comble de la folie que de se proposer la ruine des passions. Le beau projet que celui d'un dévot qui se tourmente comme un forcené pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir, et qui finirait par devenir un vrai monstre, s'il réussissait." ( Oeuvres philosophiques, La Pléiade, p. 4)

mercredi 13 décembre 2023

Ça commence mal (20 et fin)

MOI : - Vu que c’est notre dernier entretien, j’aimerais savoir comment me faire reconnaître par les philosophes sérieux.
ELLE : - Renoncez alors à imiter les philosophes célèbres qui vous ont sans doute fait aimer la philosophie.
MOI : - ? 
ELLE : - J’imagine en effet que vous avez admiré leur capacité à construire un système cohérent et original portant sur l’ensemble de la réalité.
MOI : - Oui, et comme j’ai été tenté de me servir de tel ou tel système pour me tenir lieu de religion !
ELLE : - Mais comme vous ne cessiez pas de réfléchir, le système élu perdait de sa force, n’est-ce pas ?
MOI : - Eh oui, sans que je ne puisse jamais découvrir le système inébranlable !
ELLE : - En tout cas, si vous voulez percer comme philosophe, surtout n’écrivez pas un traité sur la totalité ou quelque chose du genre. Vous seriez taxé de naïveté.
MOI : - Je dois donc choisir un élément.
ELLE : - Exactement,  et vous écrivez sur lui quelque chose d’élémentaire, pas un livre, mais un article portant sur  un point précis et étroitement défini. 
MOI : - Un point que je souhaite explorer ?
ELLE : - Surtout pas, vous y livreriez toutes vos incertitudes...
MOI : - Et tout mon enthousiasme aussi !
ELLE : - Mais, sans le savoir, l’élan joyeux ne vaut pas grand chose.
MOI : - Je dois donc écrire sur un point que je connais déjà ?
ELLE : - Il faut d’une part que vous sachiez comment la question a déjà été traitée par les autres...
MOI : - Par les autres philosophes ?
ELLE : - Ça dépend de ceux que vous appelez philosophes !
MOI : - Eh bien les auteurs majeurs ou mineurs qu’on étudie à l’Université.
ELLE : - Surtout pas, vous vous couvririez de ridicule ! Non, les autres, ce sont les universitaires du présent et du passé. Par exemple, si vous faites de l’histoire de la philosophie, vous interrogerez la valeur de l’interprétation que Monsieur X ou Madame Y ont donné de telle ou telle interprétation d’un passage d’un vrai philosophe, si vous me permettez l’expression.
MOI : - Donc il faut bien connaître l’oeuvre du philosophe et celle de son interprète....
ELLE : - Sans oublier les autres interprétations et la littérature qui porte sur elles.
MOI : - Mais c’est triste alors, je vais gloser sur des gloses...
ELLE : - En un sens.
MOI : - Et quelle est l’alternative ?
ELLE : - Aborder directement un problème, mais pas un problème existentiel, du genre : la vie a-t-elle un sens ? Ça doit être une difficulté telle que si vous la régliez, mais c’est impossible puisque c’est une difficulté philosophique, la vie n’en serait pas changée.
MOI : - Si je ne peux pas régler le problème et si je ne peux pas, j’imagine, répéter ce qu’un autre universitaire a déjà écrit, que puis-je faire ?
ELLE : - Vous démarquer avec intelligence et originalité,  de telle manière que ceux qui s’attaqueront à la même difficulté n’auront pas d’autre choix que de vous citer.
MOI : - Et si je choisissais plutôt de me faire remarquer par ma vie philosophique ?
ELLE : - Vous intéresserez au mieux votre famille et vos amis.
MOI : - La pratique philosophique n’a donc pas de valeur à  l’Université ?
ELLE : - En effet, c’est par la théorie que vous vous distinguerez !
MOI : - Mais que vaut une vie consacrée aux théories philosophiques ?
ELLE : - C’ est une question à laquelle on répond soit par une opinion, soit par l’enquête morale et métaphilosophique.
MOI  : - Mais la métaphilosophie, c'est de la philosophie ?
ELLE : - On ne peut rien vous cacher !


lundi 25 septembre 2023

Ça commence mal (19)

MOI : - C'est notre 19ème dialogue, et à vrai dire, je ne comprends pas pourquoi vous y participez, vu votre scepticisme.
ELLE : - C'est que je suis profondément divisée ! D'un côté je sais que, chaque fois que je commence à discuter avec vous, les premiers mots que j'énonce sont discutables...
MOI : - Vous voulez dire que vous pourriez en choisir d'autres ?
ELLE : - Non, je ne pourrais pas en choisir d'autres, enfin je pourrais choisir bien sûr des synonymes, mais en fait je reconnais que je tiens à certaines formulations, à certains arguments, à certaines conclusions...
MOI : - Pourquoi ?
ELLE : - Parce que je les juge fondés et qu'ils me paraissent être le produit de mes réflexions, de mes lectures, etc.
MOI : - Mais quoi de mieux !
ELLE : - Oui, bien sûr, je reconnais que beaucoup aspirent à ce qui peut passer pour de la maturité intellectuelle mais j'ai conscience de deux choses...
MOI : - Lesquelles ?
ELLE : - La première est liée au souvenir que j'ai de ma formation philosophique : je sais qu'elle tient beaucoup du hasard...
MOI : - Je me permets vous couper car vous m'avez parue tout à fait spinoziste et déterministe, et donc, sauf à mal vous comprendre, il n'y a pas de hasard.
ELLE : - En effet, pas de hasard objectif, cependant même une déterministe convaincue doit faire la différence entre, par exemple, lire un livre dont on a programmé l'étude et découvrir, en flânant dans une librairie, un livre dont on ignorait tout et qui nous donne envie de le lire. Voilà, rien de plus, par hasard, je veux dire ici, rencontres imprévues de personnes, de livres etc.
MOI : - D'accord.
ELLE : - J'ai donc beau croire que ma vie ne pouvait pas être autre qu'elle ne fut, je réalise tout de même que mes idées philosophiques sont nées en partie de rencontres imprévues. J'en conclus donc que si les circonstances avaient été autres, les convictions philosophiques seraient différentes. Une formation philosophique, c'est comme une formation littéraire ou artistique, en somme, avec cependant un hic, c'est que les artistes et les écrivains assument le côté personnel de leur oeuvre, alors que les philosophes sont blessés si on identifie leur oeuvre à un parcours personnel. Ils veulent plus, ils visent la connaissance de la réalité.
MOI : - N'est-ce pas un but on ne peut plus défendable ?
ELLE : - Si, bien sûr, mais leur formation au hasard (je pousse un peu, c'est vrai) leur en donne-t-elle les moyens ?
MOI : - Mais vous avez dit vous-même dans notre premier entretien qu'il n'y a pas d'autre formation possible, vu que la philosophie n'est pas une science et encore moins une science des sciences.
ELLE : - C'est un fait, mais l'avoir à l'esprit m'enlève quelquefois le désir de commencer à parler philosophiquement.
MOI : - Et quelle est la deuxième chose à laquelle vous faisiez allusion au début ?
ELLE : - C'est une conséquence de la première ! Comme aucune formation commune et obligatoire ne précède l'entrée dans la philosophie, dès que j'ouvre la bouche, je peux être arrêté pour de bonnes raisons par soit un sceptique soit  quelqu'un qui ne prend pas position de la même manière que moi.
MOI : - Mais pourquoi en être embarrassé ? Vous saurez lui répondre.
ELLE : - C'est possible que, si je suis plus armée que lui, je lui cloue le bec, mais j'en sais pas moins que ma position philosophique n'est pas universalisable...
MOI : - D'accord, mais pourquoi alors ne vous taisez-vous pas ? Vous pensiez que votre vêtement était absolument comme il faut, vous réalisez qu'il n'est qu'un vêtement d'une certaine mode, alors n'en portez plus !
ELLE : - Mais cette nudité est précisément très inconfortable. 
MOI : - Vous voulez dire que garder le silence vous gêne par rapport aux autres ? C'est la pudeur qui vous conduirait à vous recouvrir d'un voile philosophique, dont vous connaissez pourtant toute la fragilité ?
ELLE : - Non, c'est que d'abord je sais que le scepticisme est une philosophie parmi d'autres,  et que donc la priorité, que je lui donnerais, serait tout aussi discutable que celle que je donnerais à une autre philosophie et d'autre part je me sens bien appauvri quand je mets en doute toutes mes positions. C'est comme si je perdais une partie de ma mémoire, ou mon identité intellectuelle.
MOI : - Vous avez donc dialogué avec moi par attachement à une identité intellectuelle dont vous savez pourtant toute la contingence.
ELLE : - Eh oui, ça ressemble peut-être à l'amour qu'on a pour une personne : on la voit comme irremplaçable, elle l'est peut-être, mais en même temps on se dit que si le monde avait été autre, on aurait pu en connaître une autre, ou aucune !
MOI : - À bien vous comprendre, j'en conclus que, si vous ne jouiez pas mon jeu, vous ne seriez  pas plus sceptique que non-sceptique, vous seriez plutôt hors-jeu philosophiquement parlant.
ELLE : - Oui, et donc sans aucune raison avouable et philosophique d'y être.
MOI : - Si je résume, il y aurait plusieurs possibilités : la pire que vous évoquiez dans le premier entretien serait de défendre une opinion par conformisme ; viendrait ensuite la situation de qui est perdu au milieu des opinions ouvertement philosophiques (c'est peut-être celle de qui commence à enseigner la philosophie, ce qui est paradoxal) ; puis la maîtrise d'une position sans conscience de l'histoire personnelle conduisant à cette position, peu importe que cette position soit propre à soi ou reprise d'une autre philosophie, vu qu'elle est le produit d'une réflexion personnelle ; enfin, comble de la lucidité pour vous, il y aurait la sortie du champ philosophique, sortie qui ne peut pas se justifier sans contradiction, sans retomber dans une position définie, jugée supérieure à la précédente.
ELLE : - Oui, mais la dernière position est instable, pas simplement parce que je suis divisée mais aussi parce que face aux conformismes, je ne peux pas me taire, vu que c'est, au fond même si je n'ose pas le dire, par amour de la vérité que j'essaie de me situer hors-jeu. Donc pratiquement je ne philosophe plus guère avec les philosophes mais je monte au créneau quand les non-philosophes pérorent !
MOI : - Les mauvaises langues vont dire que c'est parce que vous avez le dessous dans les échanges avec vos pairs.
ELLR : - C'est bien possible !


samedi 2 septembre 2023

Ça commence mal (18)

MOI : - Vous ne trouvez pas qu'on vit une période historique ? 
ELLE : - Que voulez-vous dire ?
MOI : - L'entrée dans l´Anthropocène, la guerre contre la Russie, la pandémie, etc. 
ELLE : - C'est que vous lisez les journaux.
MOI : - Certes, reste que, même si on ne les lit pas, par le smartphone on n'échappe pas à ces nouvelles !
ELLE : - Et qu'est-ce que ça change à la vie des gens ?
MOI : - C'est vrai, ils sont pris dans leur routine, dans leurs habitudes personnelles, familiales, professionnelles...
ELLE : - Comme vous ! Vous vous comportez typiquement comme un prof de philo : vous vous sentez concernés par les grandes questions et les grands événements, mais, vous non plus, vous ne faites rien, à part parler aux autres quelquefois de ce que vous lisez.
MOI : - Vous voulez dire qu'entre ceux qui ne s'intéressent pas et ne font rien et ceux qui s'intéressent sans rien faire pour autant, il n'y a pas beaucoup de différences. Que devrais-je faire selon vous ?
ELLE : - Je n'ai pas de leçons à donner, mais ne vous perdez pas trop dans le présent si c'est pour ne pas y intervenir activement. 
MOI : - Je vais réfléchir, mais répondez à ma question : vit-on une période historique ?
ELLE : - En termes marxistes, l'histoire n'a pas encore commencé, on est dans la préhistoire, dominé par des mouvement économiques face auxquels on est aussi impuissant que les hommes préhistoriques, les vrais, l'étaient par rapport à la nature !
MOI : - Ah, aujourd'hui, vous avez un ton blagueur. 
ELLE :- C'est qu'en vérité votre question m'embarrasse. Comment peut-on présentement décider de ce qui sera dans le futur jugé historique (au sens de important dans l'histoire, j'imagine) par les hommes qui peupleront la Terre quand nous serons tous morts ? L'histoire de l'humanité, c'est comme la vie d'un homme : pour la juger, il faut la connaître de la naissance à la mort, pensez comme certains hommes sauvent leur vie par des actes tardifs qui rachètent leur médiocrité passée ou, inversement, la précipitent dans l'abjection à la fin de leur existence. La différence, vous la voyez, c'est que par définition il n'y aura plus personne pour juger de l'histoire de l'humanité. Disons donc qu'à mes yeux c'est une question sans intérêt et les réponses qu'on y fait n'expriment que des émotions, des sentiments, des craintes et des espérances.
MOI : - Mais vous semblez ne pas voir que l'histoire de l'humanité est désormais devenue prévisible et que c'est la catastrophe qui nous attend !
ELLE : - Je ne veux pas remplacer la croyance par les lendemains qui chantent par celle dans l'apocalypse. Sur ce point, je suis sceptique.
MOI : - Vous doutez du réchauffement climatique ?
ELLE : - Comment pouvez-vous imaginer que je ne prends pas au sérieux les prévisions climatologiques ? Non, ce dont je doute, c'est des conséquences sur l'histoire à venir de ces transformations climatiques.
MOI : - Parce que les hommes sont libres et qu'on peut attendre d'eux un sursaut ?
ELLE : - Mais enfin ! Vous savez bien que je ne crois pas dans la réalité du libre-arbitre. Non, c'est que, tout simplement, l'histoire est trop complexe pour qu'on puisse la prédire ! Et comme je ne veux ni prendre mes désirs pour des réalités ni imaginer l'avenir tel que je le crains, je trouve plus honnête de me taire, d'autant plus que les oiseaux de mauvais augure ne manquent pas.
MOI : - Mais, quand un médecin prévoit grâce à son expérience l'évolution dramatique d'une maladie, vous ne dites pas de lui que c'est un oiseau de mauvais augure. Il en va de même avec les experts concernant l'avenir de la vie sur Terre : ils ont un savoir !
ELLE : - À la différence qu'ils ne peuvent pas tirer leur prévisions des milliers de cas antérieurs qui les justifieraient. 
MOI : - Vous dissociez d'un côté l'évolution du climat et de l'autre ses effets sociaux, politiques. Mais enfin, même si on ne peut pas connaître finement leurs modalités, ce sont à coup sûr des aggravations des conditions de vie qui seront entraînées par l'augmentation des températures, les sécheresses, les incendies, etc. En somme je trouve votre soi-disant pessimisme très optimiste car vous semblez faire comme si je posais la question il y a mille ou deux mille ans, mais précisément si, à mes yeux, nous vivons des temps historiques, c'est parce que l'indétermination de l'histoire à venir se réduit au vu des conditions climatiques annoncées, un peu comme les chances de vie heureuse de quelqu'un se réduisent à l'annonce d'une maladie gravissime.
ELLE : - Qui dit que d'un mal ne naîtra pas un bien ? 
MOI : - Mais pour que d'un mal naisse un bien, il faut encore que vive celui concerné par l'un et l'autre ! Or, c'est de la fin de l'humanité qu'on parle, par la transformation de la Terre en un milieu de vie inhabitable ! Risque d'être anéantie la possibilité du bien comme du mal !
ELLE : - Ni vous ni moi, vu notre âge, ne saurons jamais ce qu'il en sera.
MOI : - Nous mourrons avec la peur au ventre, comme ceux qui approchaient de l'an mille, sauf que, eux, n'avaient pas de raisons d'avoir peur. Et puis, c'est le sens de notre passé, personnel et collectif, qui se dégonfle à l'idée que, sans le savoir, et même animés des meilleures attentions, même portés par l'altruisme le plus vif, nous avons, chacun à notre manière, contribué à cette destruction des conditions de vie sur Terre. Les Lumières pour arriver à ça !
ELLE : - Si vous croyez à ce que vous me dites, il ne vous reste plus qu'à mettre toute la valeur de votre vie dans la lucidité, quel qu'en soit son objet, aussi horrible soit-il.
MOI : - Mais peut-on donner de la valeur à la lucidité, si elle ne sert à rien d'autre qu'à éclairer ! Que vaut une lumière, même puissante, si elle est incapable de faire voir le chemin sur lequel s'avancer ?

mardi 18 juillet 2023

Ça commence mal (17)

MOI : - Comme vous pensez que la cosmologie du stoïcisme est son point faible, croyez-vous qu'à l'inverse la physique épicurienne résiste mieux au progrès des sciences ?
ELLE : - Jamais deux sans trois ! Manquait en effet à nos échanges une réflexion sur l'épicurisme. Eh bien, oui, vous avez raison, j'aime dans cette philosophie son refus des causes finales. Des mondes en nombre infini privés de toute raison d'être, réductibles à leurs causes atomiques, ça me semble proche du tableau que la science nous donne de l'univers. Certes il y a encore des dieux dans la physique épicurienne, mais ils ne sont que des objets atomiques comme les autres, même s'ils ont une propriété exceptionnelle, l'immortalité. Cela dit, je n'ai pas vraiment réussi à importer dans ma vie des formules d'origine épicurienne...
MOI : -Ah, vous m'étonnez. Moi, je limite souvent mon intempérance en me rappelant de la distinction entre les désirs naturels et ceux qui naissent de la fantaisie humaine et n'ont pas d'objet permettant de les combler. 
ELLE : - Oui, moi aussi, j'essaie de rester frugale et tempérée mais c'est plus par bon sens que par épicurisme, car enfin cette référence aux désirs naturels fait sourire, non ?
MOI : - Il faut l'entendre comme une référence aux vrais besoins des hommes.
ELLE : - Et c'est là où le bât blesse, car bien malin celui qui peut déterminer leurs vrais besoins, une fois laissés de côté les besoins vitaux. Par exemple, Épicure dit qu'on a besoin d'amitié mais pas d'amour, de sexe mais pas d'attachement, de vérité mais pas de croyances rassurantes, de beauté mais pas de recherches esthétiques. Enfin tout cela est bien dogmatique et fort incertain. En tout cas, il ne semble pas que les hommes aient besoin de l'épicurisme, car qui a jamais réussi à vivre comme eux ? Plus généralement, c'est la limite de toutes ces sagesses hellénistiques : qui a jamais pu vivre en stoïcien, en épicurien, en sceptique, je veux dire en appliquant durablement et complètement leurs règles de vie ? Je ne doute pas des efforts sincères qu'ont fait les penseurs de ces trois écoles pour s'approcher de la réalité, pour connaître la vérité, mais je crains que, dans leur vie quotidienne, ils se soient mentis à eux-mêmes, si jamais ils ont cru vivre comme ils pensaient.
MOI : - Ça me semble tout de même plus facile de vivre selon Épicure qu'en stoïcien. 
ELLE : - Ça a dû dépendre des époques et des milieux, mais prenez la séparation qu'ils font entre la foule et leurs amis...
MOI : - Excusez-moi mais voilà une opposition on ne peut plus utile aujourd'hui : l'ami étant pour eux comme un double, en tout cas étant un autre épicurien, toutes nos relations Facebook, Twitter, et j'en passe, intègrent la foule, et enfin on se repose...
ELLE : - C'est peut-être un bon effet possible, mais que dites-vous de leur rejet de la politique, de leur isolement ? Fini en effet, si on les suit,  de lire les journaux et de s'interroger sur le bien commun. Leur seul bien commun est celui de leur communauté, c'est un peu rétréci, un peu égoïste, non ?
MOI : - C'est qu'ils ne croient pas dans la possibilité d'un progrès collectif, commun. Le seul progrès réalisable est personnel et revient à se détacher de la foule et de sa manière de vivre.
ELLE : - Vous me direz qu'a notre époque de réchauffement climatique l'épicurisme peut avoir quelque chose d'inspirant : une consommation limitée aux produits bon marché disponibles autour de soi, pas de voyages, pas d'efforts techniques à faire. Mais en même temps aucun leader au sein de l'épicurisme pour transformer cet idéal personnel en mode de vie généralisé. Ça m'a toujours frappé dans l'épicurisme cette contradiction entre le respect du droit, entendu dans son sens de droit positif, et leur refus de contribuer à participer à la vie du droit, à son élaboration, aux conditions de son maintien.
MOI : - C'est que les épicuriens ne concevaient pas qu'il faille améliorer le droit. Jamais ne leur est venue à l'esprit l'idée que les biens que la nature nous fournit pour satisfaire nos besoins puissent en venir à manquer au point qu'ils faillent légiférer pour les préserver !
ELLE : - C'est étrange : ceux qui ont élaboré ces sagesses vivaient dans un monde plus dangereux que le nôtre, tout en pensant qu'il y avait comme une sorte d'achèvement de la réalité, rendant impossible un avenir autre que celui qu'ils connaissaient. Nous, nous connaissons plus de sécurité mais avec la conviction intime que la vie peut devenir pire que jamais elle a été. Eux pensaient avoir touché le fond de l'humanité, nous,  nous craignons de n'en être qu'à l'apéritif...
MOI : - À vous écouter, je crois comprendre que vous ne croyez pas dans la possibilité de la sagesse, pas plus individuelle que collective, n'est-ce pas ? Et quelle que soit son inspiration ! Il y a beaucoup de comédie dans la sagesse, n'est-ce pas ?
ELLE : - Je crois dans la sagesse dans un sens ordinaire, au sens où on dit que c'est plus sage de faire ceci que de faire cela si on veut atteindre tel but, mais c'est vrai que je commence à avoir des doutes quand on parle de sagesse tout court... C'est comme quand parle de la pensée, qu'on écrit quelquefois avec un P majuscule. Pour moi, pas de pensée sans un objet, une matière et sans une forme, une manière de procéder. Pareillement pas de sagesse en dehors d'un contexte.
MOI : - Mais c'est l'ambition de toute un type de philosophie que vous fichez en l'air !
ELLE : - Sans doute, c'est très décevant pour beaucoup. La philosophie perd pas mal de clients quand elle porte ses doutes sur la bonne vie. Vu l'arrangement de beaucoup de librairies aujourd'hui, la clientèle passe facilement des rayons de développement personnel aux rayons philo et encore plus facilement en sens inverse, surtout quand on cherche un moyen de s'en sortir. Alors si on commence à clamer que la sagesse philosophique a quelque chose de mystérieux après 25 siècles d'efforts pour l'élaborer, on va nous rire au visage mais c'est le prix à payer de l'honnêteté intellectuelle.
MOI : - L'honnêteté intellectuelle, voilà votre sagesse !
ELLE : - Vous jouez avec les mots !