La leçon que Foucault a donnée au Collège de France le 29 Février 1984 est surprenante. Plus précisément, il s'agit de la 2ème heure de cours (Le courage de la vérité 2009 p.163-175); dans la première, il a commencé à travailler sur le cynisme ancien et le cours du 7 Mars reprendra le fil interrompu pendant cette heure étonnante.
Foucault s'autorise ce qu'il appelle "une promenade, un excursus, une errance" , en termes clairs rien de moins qu'"une histoire du cynisme depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours". Foucault a conscience qu'il ouvre des pistes encore peu travaillées, on le sent comme un peu honteux de se risquer à un tel survol mais il ne tient visiblement plus (" j'ai eu envie, m'étant un peu excité sur le cynisme au cours de ces dernières semaines, de vous proposer ceci").
Sa thèse est la suivante: "il est facile de montrer l'existence permanente de quelque chose comme le cynisme à travers toute la culture européenne". Foucault, si attentif tout au long de sa carrière à souligner les discontinuités, n'hésite pas à identifier le cynisme à une "catégorie morale dans la culture occidentale". Il dégage ainsi sans, il est vrai, employer le mot, l'essence du cynisme: est cynique toute personne qui donne à sa vie la forme d'un "scandale de la vérité".
Ont ainsi véhiculé " le mode d'être cynique à travers l'Europe":
1. les ascètes chrétiens
2. les ordres mendiants: les Franciscains, les Dominicains
3. les mouvements hérétiques (ex: Robert d'Arbrissel)
4. le mouvement vaudois
5. les mouvements révolutionnaires au 19ème siècle non en tant que société secrète ou organisation visible mais en tant que militantisme comme témoignage par la vie:
5.1. le nihilisme russe
5.2. l'anarchisme européen et américain
5.3. le terrorisme
5.4. le gauchisme
6. l'art
6.1. dans l'Antiquité (la satire, la comédie)
6.2. dans l'Europe médiévale et chrétienne (les fabliaux, le carnaval)
6.3. l'art moderne
6.3.1. comme vie artiste
6.3.2. comme mise à nu et démasquage (Baudelaire, Flaubert, Manet, Bacon, Beckett, Burroughs), ce que Foucault appelle "le caractère anti-platonicien de l'art moderne"
6.3.3. comme refus perpétuel de toute forme déjà acquise, ce qu'il appelle "le caractère anti-aristotélicien de l'art moderne"
Foucault termine ainsi cette 2ème heure qui tranche tant avec le travail détaillé et méticuleux qu'il présente si souvent pendant ces cours au Collège de France:
"Pardonnez ces survols, ce sont des notations, c'est du travail possible. On reviendra la prochaine fois à des choses plus sérieuses sur le cynisme antique. Merci"
Avant, à mon tour, de finir, je souhaite communiquer les lignes qui dans ces pages m'ont le plus étonné. Elles sont consacrées à l'anarchisme et au terrorisme:
" L'anarchisme et le terrorisme, comme pratique de la vie jusqu'à la mort pour la vérité (la bombe qui tue même celui qui la pose) apparaissent comme une sorte de passage à la limite, passage dramatique ou délirant, de ce courage pour la vérité qui avait été posé par les Grecs (dans la leçon du 22 Février, Foucault a interprété le Lachès, dialogue platonicien, comme la source de la parrêsia, du dire-vrai dont le cynisme sera une des exemplifications possibles) et la philosophie grecque comme un des principes fondamentaux de la vie de la vérité. Aller à la vérité, manifester la vérité, faire éclater la vérité jusqu'à y perdre la vie ou faire couler le sang des autres, c'est bien quelque chose dont on retrouve la longue filiation à travers la pensée européenne."
Passage dramatique ou délirant ? se demande Foucault.
Platon, lui, avait pris clairement position sur le cynisme: il est connu en effet pour avoir dit que Diogène de Sinope, c'était Socrate devenu fou.