L'Écrivain lui explique qu'en un sens tout ce que nous lisons est en partie inventé.
Même les infos ?
Même les infos.
Même sur Internet ?
Surtout sur Internet.
Et les photos et les vidéos ? Les photos ne mentent pas, man.
Tout ment.
Si tout est mensonge, alors y a rien de vrai.
Tu as tout compris, Kid. À peu près. Ça veut dire qu'on ne peut jamais vraiment connaître la vérité de quoi que ce soit.
Où est-ce que tu as appris ça ? À la fac ?
Ouais. À Brown.
C'est quoi, ça, Brown ?
L'université où je suis allé.
(...)
Le Kid ouvre sa deuxième cannette de bière et dit à l'Écrivain : Si, comme t'as dit, tout est mensonge et qu'il n'y a rien de vrai, alors, que l'histoire du Professeur soit des conneries ou pas n'a aucune importance. C'est bien ce que tu dis ?
Ce que tu crois a de l'importance, par contre. C'est tout ce qu'on a pour agir. Et puisque tu es ce que tu fais, tes actions te définissent. Si tu crois que rien n'est vrai simplement parce que tu ne peux pas prouver logiquement que quelque chose est vrai, tu ne feras rien. Tu ne seras rien. Tu finiras par passer ta vie dans un fauteuil à bascule à regarder l'horizon en attendant une réponse qui ne viendra jamais. Autant être mort. C'est un vieux problème philosophique.
Alors, j'ai un vieux problème philosophique, dit le Kid.
(...)
Tu essayes de penser cette affaire logiquement, mais tu manques trop de rigueur. Et puis, même si tu étais rigoureux, ça ne te servirait pas. Laisse-moi te montrer les limites de la logique. D'abord oublie le bien et le mal. Oublie-les totalement. Et oublie même l'argent. L´Écrivain demande alors au Kid de tout retirer de l'équation, sauf des considérations de logique pure.
Quelle équation ?
Soit l'histoire du Professeur est vraie, X, soit elle est fausse, Y.
Ouah, de quoi tu causes, là ?
Elles ne peuvent pas être vraies toutes les deux, d'accord ? X et Y. Donc, il faut que l'une des deux soit fausse.
Ouais, j'veux bien.
Ce qui signifie que soit X, soit Y est vrai pour P.
C'est quoi ce truc de P ?
Le Professeur.
D'accord. Le Professeur, c'est P.
Bien. Ton problème, si tu t'en remets à la logique, c'est que tu ne peux pas affirmer que X est vrai pour P, ni que Y est vrai pour P. Tout ce que tu peux affirmer, c'est que soit X, soit Y est vrai pour P.
Hé, mec, c'est par là qu'on a commencé. C'est bien le putain de problème.
C'est un problème uniquement si tu t'en remets à la logique. C'est ça, que je veux te montrer. Ce qu'il te faut faire, Kid, c'est laisser tomber la logique, admettre ses limites, arrêter de rien croire et te mettre à croire ! C'est le seul moyen, qui te donnera la liberté d'agir. Sinon, tu seras coincé, pétrifié dans ton incrédulité. Pratiquement mort.
(...)
Ce qu'il sait, pourtant, c'est que si rien n'est vrai, alors rien n'est réel. La logique le lui dit. Et si rien n'est réel, alors rien n'a d'importance. Ce qui signifie qu'on est libre de croire ce qu'on veut." (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, Actes Sud, 2012, p. 503 à 521 passim)