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samedi 11 mars 2006

Platon et le cheval.

“Un jour qu’il était monté à cheval, il en descendit aussitôt, en déclarant qu’il prenait garde de n’être pas atteint par l’orgueil associé au cheval. » (III 39)
Platon représente ici à mes yeux l’anti-modèle du stoïcien. Ce dernier a si bien discipliné son jugement que le cheval ne peut être rien de plus qu’un mammifère quadrupède et que le chevaucher revient à s’asseoir simplement sur le dos d’un tel animal. La pensée du stoïcien enlève l’aura prestigieuse des objets au point que le diamant n’est qu’un minéral et que la seule manière correcte de le définir serait au fond de donner sa formule chimique.
Si l’on est bien entraîné, une telle réduction objective des choses sociales va de pair avec la vie désintéressée, libérée du souci de plaire et d’avoir. Alors le cheval monté ne contamine pas davantage la pensée que le cheval perçu ou imaginé.
Même s’il est utile d’être cavalier pour accomplir au mieux la fonction de lui requise, le cavalier au contact de l’animal n’en perd pas la maîtrise de ses représentations. Même au galop, le stoïcien maîtrise et la monture et l’idée de la monture : emporté ni par la bête ni par la bêtise des associations d’idées.
Mais Platon ici n’est pas à l’abri du monde, dans la forteresse de sa pensée bien faite. Très humaine, sa pensée est en relation avec ce qu’il vit : dans la foulée de la monte vient l’orgueil du cavalier, comme s’il était impuissant à penser les choses une fois pour toutes dans leur éternité vraie.
Envahi par ce qu’il condamne, il ne lui reste alors plus qu’à s’éloigner à grand pas de ce qui l’échauffe, le cheval réel et social.

Commentaires

1. Le samedi 11 mars 2006, 20:16 par Nicotinamide
La force d'une philosophie repose sur sa mise en pratique. Est-il possible de pratiquer une "réduction objective des choses sociales" ?
Si la volonté de Platon ne l'arrache pas d'un sentiment d'orgueil lorsqu'il chevauche, si ce sentiment provoque un malaise, je crois qu'il a raison de descendre...

Cette anecdote me rappelle Alain qui précisait dans l'un de ses propos sur le pouvoir que c'était la fonction de petit chef qui créait le connard et non une personnalité prédisposée. Mieux vaut fuir ce type de fonction plutôt que d'imaginer que j'aurai la volonté de ne pas en abuser. En effet, en convoquant l'exemple de la vie des stoiciens, difficile d'y trouver cette maitrise détachée et cette volonté toute puissante
2. Le dimanche 12 mars 2006, 10:24 par philalethe
Si la fonction de petit chef créait l'abus de pouvoir, on ne pourrait pas dire: "Il ne joue pas au petit chef".

mardi 7 mars 2006

Platon, le jeu, l’habitude.

Laërce rapporte un mot de Platon quelque peu énigmatique :
« En tout cas, on raconte que Platon, voyant quelqu’un qui jouait aux dés, lui fit des reproches. Ce dernier répondit qu’il jouait pour peu de chose. « Mais l’habitude, répondit Platon, ce n’est pas peu de chose. » (III 38)
D’abord Platon a-t-il vu une seule fois le joueur jouer et, dans ce cas, il fait l’hypothèse qu’il joue d’habitude ou bien lui adresse-t-il des reproches pour l’avoir vu jouer plusieurs fois ? L’habitude est-elle observée ou conjecturée ?
Ensuite s’agit-il d’une condamnation de l’habitude de jouer ou bien, plus généralement, d’une condamnation de l’habitude ?
La première est spontanément plus intelligible que la seconde mais se comprend de deux manières : est-ce une condamnation du jeu, l’habitude étant un facteur aggravant ou de l’habitude de jouer, le jeu à titre exceptionnel n’ayant alors rien de prohibé ?
Cette même alternative peut s’interpréter à son tour de quatre façons : est-ce le jeu tout court qui est visé ou le jeu de hasard ou le jeu d’argent ou le fait de jouer de l’argent à un jeu de hasard ?
Quoi qu’il en soit, toutes les raisons envisagées jusqu’à présent porteraient sur la valeur discutable du jeu. Mais on peut aussi faire l’hypothèse que c’est l’habitude qui, en tant que telle, est condamnée.
L’habitude n’est-elle pas incompatible avec la maîtrise de soi ? Faire les choses machinalement, quelles qu’elles soient, c’est ne plus en décider. En outre, si comme le dit le Phédon, philosopher, c’est se défaire le plus possible des contraintes corporelles, avoir des habitudes revient souvent à obéir à son corps, ne plus le guider mais le suivre plus ou moins. Certes les habitudes peuvent être mentales mais elles n’en restent pas moins manifestations de passivité.
Kant dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique explicite une telle condamnation :
« L’habitude acquise est une contrainte physique interne à ne point démordre de la manière dont on a toujours procédé. Par là, précisément, elle enlève même aux bonnes actions leur valeur morale, car elle porte préjudice à la liberté de l’esprit, et conduit en outre à faire du même acte une suite de répétitions dépourvues de toute pensée (monotonie), forgeant ainsi son propre ridicule. Les mots de remplissage ancrés par l’habitude (phrases destinées à combler le vide de la pensée) inspirent à l’auditeur la crainte perpétuelle de devoir entendre la chère petite formule, et transformer la personne qui parle en machine à parler. Si l’habitude chez autrui suscite en nous le dégoût, c’est que de l’homme surgit avec outrance l’animal guidé d’instinct par la règle de l’habitude, à la manière d’une autre nature (non humaine), et qu’il court ainsi le risque de tomber dans la catégorie des bêtes. Cependant, certaines habitudes peuvent procéder de l’intention et être admises, dans les cas où la nature refuse son aide à la libre volonté, lorsqu’il s’agit par exemple avec l’âge, de s’habituer à l’heure du manger et du boire, à leur qualité et à leur quantité, et de la sorte pour le sommeil ; mais cela ne vaut qu’à titre d’exception et dans la nécessité. » (trad. de Pierre Jalabert)
Kant dont la rumeur dit qu’il était en tant qu’homme engoncé dans ses habitudes indéracinables de vieux garçon n’accepte donc l’habitude que quand, mise au pas du corps, elle l’asservit au travail de l’esprit.
Je suis reconnaissant à Alain d’avoir donné à l’habitude la fonction non simplement de limiter l’importance du corps mais celle d’en amplifier la puissance, autrement dit, les capacités de la personne. C’est la coutume qu’Alain stigmatisera :
« L’habitude c’est la volonté qui a un corps, exactement qui possède son corps. C’est une sorte d’instinct acquis. Et il n’y a point de volonté efficace sans l’habitude, qui a ainsi pour rôle d’élever l’instinct au niveau de la pensée. Ici il est important de distinguer l’habitude qui est au service de l’action, et la coutume qui au contraire y résiste. Quand Rousseau dit qu’il ne veut point d’habitudes, il entend coutumes. Pour éviter toute confusion, il suffit de comparer le musicien qui ne sait qu’un air et y revient toujours et celui qui au contraire, par l’habitude, devient capable de jouer à vue n’importe quoi et même d’improviser. » (1925)
Puis-je, plagiant Alain, écrire : « Quand Platon dit qu’il ne veut point d’habitudes, il entend coutumes. » ?

Commentaires

1. Le mercredi 8 mars 2006, 23:09 par Nicotinamide
« L’habitude est ce que l’on fait sans y penser et mieux qu’en y pensant », disait ma prof de philo en classe de terminale.

Pour répondre à la question : Quand Platon dit qu’il ne veut point d’habitudes, il entend coutumes. Je citerai sans le commenter un passage des lois :
« L'ATHÉNIEN : (…) Nous trouverons que le changement en toutes choses, hormis les mauvaises, est de beaucoup le mal le plus dangereux (…) Il faut croire que les choses se passent de même pour l'esprit des hommes et la nature de leurs âmes ; car quelles que soient les lois où ils ont été nourris, quand elles sont, par une chance divine, restées immuables pendant de longues années, en sorte que personne ne se souvient ni n'a entendu dire qu'elles aient jamais été autrement qu'elles ne sont à présent, l'âme se sent pénétrée de respect et craint de changer quoi que ce soit à ces anciennes lois. Il est donc du devoir du législateur de trouver quelque expédient pour procurer cet avantage à l'État. » Les lois Livre VII)
2. Le samedi 11 mars 2006, 15:59 par philalethe
C'était un des problèmes du législateur: engendrer l'excellent usage, ce qui requiert du temps, et l'immuniser ensuite contre le passage de l'autre temps, le destructeur.

dimanche 5 mars 2006

Dispute entre le premier des Socratiques et le premier des Cyniques.

Si on connaît plus les Cyniques pour leurs hauts gestes que pour leur doctrine, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont su inventer des formes d’action qui valent les plus lumineux des manifestes, c’est aussi parce qu’on a perdu tous leurs ouvrages. Ainsi Laërce rapporte qu’Antisthène aurait écrit soixante-quatre oeuvres. L’une d’entre elles en trois livres se serait appelée Sur le fait de contredire (VI 16).
C’est sans doute à la lecture publique de cet ouvrage qu’Antisthène avait invité Platon :
« Comme Platon lui demandait sur quoi allait porter la lecture, Antisthène répondit que ce serait sur l’impossibilité de porter la contradiction. » (III 35)
Il est difficile de reconstituer avec exactitude la thèse du cynique. Antisthène aurait défendu que seuls existent les individus (ce cheval, cet homme, ce fleuve etc) et que les concepts (comme celui de blancheur ou de poids ou de taille) ne renvoient à rien d’autre qu’à des mots. Il en aurait tiré la conclusion que le seul jugement qu’on peut porter sur un individu est tautologique (« ce cheval est ce cheval ») sous peine de lui attribuer des prédicats qui ne correspondent à aucune réalité (ainsi lorsqu’on dit du cheval qu’il est blanc). Dans ces conditions, si la vérité est toujours tautologique, la possibilité de la contradiction entre les hommes prend fin au sens où si plusieurs hommes parlent de ce cheval, logiquement ils ne peuvent que s’entendre sur le seul énoncé formulable à son propos : « ce cheval est ce cheval ». La détermination de ce qui est faux est vite réalisée : seule est fausse la négation de la tautologie (« ce cheval n’est pas ce cheval ») et, par là même, la possibilité de thèses contradictoires concernant la réalité s’amenuise puisque les hommes à la lumière de cette doctrine sont encouragés à ne formuler que des évidences incontestables.
Dans la Métaphysique (delta 29), Aristote accuse de « naïveté » la doctrine en question, reprochant à Antisthène de réduire la vérité à la tautologie sans prendre en compte la possibilité du jugement prédicatif :
« En réalité, il est possible d’énoncer chaque être, non seulement par sa propre énonciation (« ce cheval est ce cheval »), mais encore par l’énonciation d’autre chose : assurément l’énonciation peut alors être absolument fausse (« ce cheval parle »), mais elle peut aussi être vraie. » (1024 b 35)
Platon, lui, avant même de prendre en compte la teneur du livre qu’Antisthène s’apprête à lire, détruit immédiatement et logiquement la cohérence de la thèse proposée :
« Alors Platon s’exclama : « Comment donc peux-tu écrire précisément là-dessus ? » (35)
Il lui fait en effet réaliser que la thèse formulée ainsi est auto-réfutante car si elle est vraie, Antisthène ne peut pas contredire ceux qui défendent que l’on peut contredire ; or, c’est bel et bien ce qu’il prétend faire. Un tel règlement de comptes logique est toujours douloureux pour celui qui en est la cible. Il est extrêmement efficace et réduit l’adversaire à un silence penaud. Ainsi il m’est arrivé plus d’une fois d’amener à la raison des élèves tentés par le scientisme et qui soutenaient que « seules les vérités scientifiques sont vraies ». Il suffisait de leur faire comprendre que leur énoncé n’était pourtant pas une vérité scientifique...Plus amusés que fâchés, ils n’allaient pas alors jusqu’aux extrémités d’Antisthène :
« Comme Platon lui montrait qu’il se réfutait, Antisthène écrivit contre Platon un dialogue qu’il intitula Sathon (Luc Brisson propose comme traduction « quéquette »). A partir de ce moment-là, ils furent constamment brouillés l’un avec l’autre » (35)
Entre Xénophon et Platon, il me semble en revanche n’ y avoir jamais eu d’esclandre mais une interminable et silencieuse rivalité comme si chacun, dans son désir de se faire reconnaître comme le dauphin de Socrate, imitait d’autant plus l’autre qu’il en parlait moins :
« Xénophon, lui aussi, semble n’avoir pas été en bons termes avec Platon. En tout cas, comme s’ils rivalisaient l’un avec l’autre, ils écrivaient des ouvrages similaires : un Banquet, une Apologie de Socrate et des Mémorables relevant de la littérature morale ; ensuite l’un écrivit une République, et l’autre une Éducation de Cyrus. En outre, dans ses Lois, Platon déclare que son Éducation est une fiction, car Cyrus n’était pas tel (en réalité Platon ne fait pas référence explicitement à l'ouvrage de son adversaire). L’un et l’autre font mention de Socrate, mais nulle part l’un ne fait mention de l’autre, sauf Xénophon qui fait mention de Platon au livre III des Mémorables (j’ajoute que la mention en question, tout à fait anodine, n’a rien de venimeux). » (34)
A travers la particularité de l’anecdote, Laërce, je crois bien, donne à voir une des figures possibles de la relation entre les philosophes : des disciples qui, bien qu’assumant le même héritage, ouvrent des voies distinctes, alliant à l’ignorance officielle la conscience secrète et confuse des oeuvres des autres.

Commentaires

1. Le mardi 7 mars 2006, 23:05 par Nicotinamide
Les voix qui traversent cette dispute me semblent multiples et contradictoires. En effet, la contradiction impossible et les essences introuvables ne relèvent pas seulement d’Antisthène. « Protagoras fut le premier à proposer l’argument d’Antisthène, qui essaye de démontrer qu’il n’est pas possible de contredire », puis Diogène Laërce ajoute, comme le dit Platon dans l’Euthydème » (DL IX 53) Parménide soutenait aussi que le faux n’existe pas… Par contre, en ce qui concerne Antisthène, je crois qu’il ne faudrait pas interprété ce qui nous reste en terme de discours vrai opposé à un discours faux impossible. Pourquoi ne pas envisagé un discours adéquat, où les interlocuteurs se sont mis d’accord sur une définition (aucune contradiction possible) face à un discours inadéquat où les deux interlocuteurs ne parlent pas de la même chose (contradiction apparente) ?

Le sathon vise à réduire à néant la théorie platonicienne de l’Idée. Mais Antisthène n’est pas le seul. « Comme Stilpon était très habile en éristique, il rejetait même les idées. Il allait jusqu’à dire que quand on dit homme, on ne dit personne car on ne dit ni cet homme-ci ni cet homme là. » DL II 119. Pour Platon les mots montrent l’essence (Cratyle), le réel c’est les ombres caverneuses, l’Idée possède une force ontologique. Antisthène s’inspire de Gorgias, pour dire au contraire qu’une Idée n’est qu’une représentation mentale qu’elle n’a aucune réalité, que rien ne leur correspond dans le monde. La démarche cynique correspond à établir un lien étroit entre le mot et la chose (la parole et l’acte).
2. Le mercredi 8 mars 2006, 17:52 par philalethe
Oui, vous avez raison de rattacher Antisthène à la sophistique; il a été lui-même l'élève de Gorgias.
Pouvez-vous, sinon, clarifier la distinction discours adéquat/discours vrai ?
En revanche je ne comprends pas ce que vous voulez dire quand vous écrivez que pour Platon le réel ce sont les ombres de la Caverne. Non, ces ombres sont des images d' images des Formes (qui sont le Réel), j'ai bien écrit images d'images.
3. Le mercredi 8 mars 2006, 22:18 par Nicotinamide
Antisthène s’est beaucoup préoccupé de la signification des noms car il pensait que : « l’examen des noms est le principe de l’éducation philosophique. » (Epictète). La recherche philosophique consistait donc pour lui à analyser les concepts moraux et le sens des mots (dans un but éthique bien entendu). Le cynique tend à s’arracher du bavardage conventionnel et des discours équivoques pour déterminer un sens univoque aux paroles. Une fois que le sens d’un mot a été fixé, les confusions ne sont plus possibles. L’attitude est socratique. En effet, les dialogues platoniciens évoquent toujours un Socrate qui s’interroge sur le sens d’un mot : qu’est-ce que le pieux ? Qu’est-ce que le courage, qu’est-ce que le beau, l’amitié, la vertu… Antisthène exclut dans cette approche les notions de vrai et faux (influence des éléates et des sophistes) car dire quelque chose correspond à dire ce qui est (ou du moins dire quelque chose qui a une signification même si celle-ci est inadéquate). Antisthène cherche juste à ce que ses définitions face corps avec les choses, que ses définitions soient les choses s’exprimant… C’est pourquoi, je ne crois pas qu’Antisthène s’enferme dans la tautologie comme le mégarique. D’un autre côté, lorsque Plutarque rapporte :
« Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
Antisthène les apaisa sur le champ en leur jetant à l'encontre cet autre vers :
Le laid est laid, quoi qu'il le semble ou non. » (Œuvres morales, traduction Amyot)
il semble difficile de nier qu'Antisthène donne au philosophe un accès à la vérité alors que le vulgaire nage dans l’opinion vague. (cf Dion Chrysostome, LIII (36) 4-5

Mon résumé de la théorie platonicienne était floue. Je voulais simplement dire que le sathon devait s’inscrire dans une lutte contre les théories de Platon en mettant en doute l’existence de l’universel.

vendredi 3 mars 2006

A quoi bon dormir ?

A une grande insomniaque...
Si j’en crois Aristodème, tel que le fait parler Platon dans le Banquet, de tous les convives Socrate est le seul à résister au sommeil et, frais comme un gardon, à commencer après les agapes une nouvelle journée :
« Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla chez lui se reposer. » (223 d trad. de Léon Robin)
Si Socrate dort si peu, ce n’est pas par insomnie mais par ferme volonté de céder le minimum au corps.
Le Platon de Diogène reprend le refrain :
« Beaucoup dormir lui déplaisait aussi. En tout cas, dans les Lois, il déclare : « Un homme endormi ne vaut rien. » (III 38)
Précisément dans le dialogue en question, Platon défend l’idée que tout citoyen doit ne pas passer toute sa nuit à dormir. Couché après ses serviteurs, levé avant eux, l’homme libre comme la maîtresse de maison doivent donner l’exemple en se livrant aux multiples fonctions qu’impliquent autant le gouvernement d’un Etat que l’organisation domestique. En plus, trop de sommeil nuit au corps comme à l’âme (je me souviens d’une mère de famille qui, bien que n’ayant jamais lu Platon, disait aux jeunes gens enclins aux grasses matinées : « On se pourrit les reins à tant dormir ! ») :
« L’homme, quand il dort, est sans valeur aucune, il ne vaut pas du tout plus que s’il n’était pas en vie (la mort à laquelle Platon se réfère ici n’est pas la désincarnation idéale dont il fait l’éloge dans le Phédon quand il exhorte le philosophe à apprendre à mourir ; c’est bien plutôt l’incarnation absolue, l’ensevelissement total dans le tombeau du corps) ; au contraire celui d’entre nous qui, au plus haut point, a souci de la vie et de la pensée est éveillé le plus longtemps qu’il peut, ne se gardant de sommeil que ce qui est utile pour la santé ; or, ce n’est pas beaucoup, une fois que cela est venu à être une habitude ! » (Lois 808 b-c trad. Léon Robin)
Il est opportun de se rappeler ici de ce passage du livre IX de la République où Socrate identifie le rêve au déchaînement des désirs déréglés :
« (Ils) s’éveillent à l’occasion du sommeil, toutes les fois que dort la partie de l’âme dont le rôle est de raisonner et de commander par la douceur à l’autre, tandis que la partie bestiale et sauvage, s’étant emplie de nourriture ou de boisson, se trémousse et, en repoussant le sommeil, cherche à aller de l’avant et à assouvir son penchant propre. Tu sais fort bien qu’il n’est point d’audace devant lequel elle recule, comme déliée, débarrassée de toute honte et de toute réflexion : ni en effet devant l’idée de vouloir s’unir à sa mère ou à n’importe qui, homme, Divinité, bête ; de se souiller de n’importe quel meurtre ; de ne s’abstenir d’aucun aliment. » (571 c)
Une telle dépréciation du sommeil fera long feu.
Porphyre, le philosophe néoplatonicien, dans la vie qu’il consacre à Plotin, assure que ce dernier ne dormait guère, tant il était absorbé par des méditations continuelles et dans un autre ouvrage, il associe clairement le désir de dormir à un hédonisme grossier et condamnable :
« Il faut premièrement savoir que je n'écris pas pour tout le monde. Je n'ai en vue, ni ceux qui ne sont occupés que des arts mécaniques, ni les athlètes, ni les soldats, ni les matelots, ni les sophistes, ni ceux qui passent toute leur vie dans le tumulte des affaires ; je ne parle qu'aux hommes raisonnables, qui veulent savoir ce qu'ils font, pourquoi ils sont sur la terre et ce qu'ils doivent devenir. Pour les autres, je n'y pense pas ; car dans cette vie on doit agir différemment avec celui qui ne cherche qu'à dormir, ou avec celui qui voudrait éloigner le sommeil pour être toujours éveillé. Il faut que le premier se livre à la bonne chère, qu'il habite une maison tranquille, qu'il se repose dans un lit bien grand et bien mollet, qu'il ne pense à rien de ce qui pourrait trop l'occuper, que les odeurs, les parfums et tout ce qu'il boit et mange, ne contribuent qu'à augmenter son indolence. Mais quant à celui qui se propose de peu dormir, il faut qu'il soit sobre, qu'il renonce à l'usage du vin, qu'il ne se nourrisse que d'aliments légers et peu nourrissants, que sa maison soit éclairée, que l'air en soit subtil, qu'il ait des affaires et des embarras, et qu'il soit couché durement. » (Traité touchant l'abstinence de la chair des animaux trad. de M. de Burigny 1747)
Il est même arrivé à Nietzsche, à qui on a pourtant souvent attribué le dessein de renverser le platonisme, d’identifier le rêve à une régression vers la sauvagerie et la primitivité :
« Les voyageurs ont coutume d’observer quelle pente il y a, chez le sauvage, à oublier, comment son esprit, après une courte tension de mémoire, commence à tituber et comment, par pur affaissement, il produit le mensonge et l’absurdité. Mais nous ressemblons tous dans le rêve à ce sauvage ; la reconnaissance imparfaite et l’assimilation erronée sont la cause du mauvais raisonnement dont nous nous rendons coupable dans le rêve : au point qu’à la claire remémoration d’un rêve nous avons peur de nous-mêmes, de ce que nous cachons en nous tant de folie. » (Humain, trop humain I 13 trad. de Albert révisée par Lacoste)
En revanche on ne sera pas étonné si Alain, dans un discours de distribution des prix prononcé en 1904, s’inscrit dans cette tradition :
« Qu’est-ce donc que dormir ? C’est une manière de penser ; dormir, c’est penser peu, c’est penser le moins possible. Penser, c’est peser ; dormir, c’est ne plus peser les témoignages. C’est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, c’est accepter. » (Les marchands de sommeil p.9 N.R.F.)
Dormir en somme (sic), c’est dire oui :
« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. » (Libres propos 1924)
Reste que si le sommeil est l’anéantissement momentané du pouvoir critique, il est néanmoins la condition sine qua non de son exercice :
« Qui se prive de sommeil se prive d’éveil. Qui ne dort pas assez est littéralement empoisonné par sa propre agitation ; qui a dormi est lavé. » (Libres propos 1931)
La valeur du sommeil paraît donc ambiguë : il est autant l’occasion de rencontrer les monstres qui nous habitent que la possibilité toujours renouvelée de trouver la force de les vaincre.

dimanche 26 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (5)

Il est aujourd’hui question d’une pomme.
Donner une pomme peut avoir d’immenses conséquences. Ainsi quand Pâris, le fils du roi Priam et d’Hécube, offre à Aphrodite la pomme d’or comme prix pour sa beauté, en mécontentant de ce fait les deux autres déesses rivales Héra et Athéna, il déclenche sans le savoir la guerre de Troie. A bien y réfléchir d'ailleurs, c’est un curieux jugement que Pâris, choisi par Hermès pour arbitrer la dispute entre les trois déesses, a rendu. S’il s’ était contenté de les regarder et de rendre son verdict, ses intentions eussent été claires : la déesse choisie l’aurait été pour sa beauté. Mais il se trouve que chacune des candidates a cherché à corrompre le juge, Athéna lui promettant la sagesse et le courage à la guerre, Héra la possession d’un royaume et Aphrodite celle de la femme la plus belle du monde. Impossible donc de savoir si Pâris a récompensé Aphrodite pour elle-même ou pour en être récompensé.
En revanche, dans les deux épigrammes attribuées à Platon, où il est aussi question d’une pomme, il n’y a aucune ambiguïté. Voici la première :
« Une pomme est le trait que je te lance : si tu consens à m’aimer,
Accepte-la et en échange, abandonne-moi ta virginité ;
Mais si telle n’est pas ton intention, garde quand même la pomme,
Et vois comme la beauté est éphémère. » (III 32)
Ce qui distingue cette pomme de la pomme d’or donnée par celui qui enlèvera Hélène, ce n’est pas seulement qu’elle est ordinaire, c’est qu’elle n’est ni une récompense, ni, malgré ce qui est littéralement dit, un moyen d’échange (si cela était le cas, l’aimé ne pourrait pas et refuser l’offre et la garder). La pomme fait partie d’un jeu dont les règles sont transmises justement par l’épigramme. A dire vrai, si les raisons du lancer sont lumineuses, le fait de rattraper le fruit est, lui, aussi ambigu que le geste de Pâris : il est autant promesse de satisfaction que manifestation de refus. Si l’auteur de l’épigramme a manifesté doublement et lourdement la clarté de son intention (d’abord en transmettant l’épigramme, puis en lançant la pomme), l’objet du désir ne dit rien en prenant le fruit. C’est ce qui suivra qui éclairera son intention. En somme l’aimé a le temps de la réflexion et ne s’engage immédiatement à rien. Rattraper ce qui est donné n’est pas se donner, c’est juste montrer qu’on a compris le jeu, ce qui ne veut pas dire combler celui qui décide d’y jouer.
Mais cette épigramme ne contient pas simplement la règle d’un jeu, elle avance une raison pour l’aimé de céder, c’est en effet ce qu’explicite nettement l’autre version de l’épigramme :
« Je suis une pomme : celui qui me lance, c’est quelqu’un qui t’aime ; eh bien accède à ses désirs,
Xanthippe (c’est autant un prénom d’homme que de femme) ; moi et toi sommes destinés à nous flétrir. » (32)
Cette épigramme est une étrange étiquette : d’abord elle est redondante (l’aimé sait en effet comment s’appelle le fruit reçu), ensuite elle métamorphose la pomme moins en messager qu’en entremetteuse choisie pour sa ressemblance avec l’aimé (avec le temps il cessera comme elle d’attirer les désirs).
Ainsi ce petit texte étonnant promeut la pomme au rang de sujet (en lui donnant la parole) afin de réduire celui à qui on la donne à un objet (comme une pomme, il doit être consommé au meilleur moment).

samedi 25 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (4)

En l’honneur du poète Agathon qui vient de remporter le premier prix du concours de tragédies est célébré le banquet dont Platon fait le récit dans le dialogue homonyme.
L’homosexualité de cet ami de Pausanias a été l’objet de la dérision d’Aristophane dans Les Thesmophories, comédie jouée en 411, précisément cinq ans après le triomphe d’Agathon. Aristophane y met en scène Euripide craignant la vengeance des femmes désireuses de le punir d’avoir écrit des pièces misogynes. Le poète tragique a alors l’idée de demander à Agathon d’intercéder en sa faveur en se faisant passer pour une femme à l’assemblée où les comploteuses machinent sa perte. Aristophane fait alors apparaître Agathon en travesti. Mais Euripide a beau le supplier en mettant en relief ses atouts :
« Toi tu es joli garçon, le teint blanc, rasé de prés, voix de femme, délicat, charmant à voir. » (trad Eugène Talbot 1897)
Agathon refusera d’aider son ami, ce que sanctionnera immédiatement la réplique assassine de Mnésiloque, beau-père d’ Euripide :
« Agathon : N’espère donc pas qu'aujourd'hui nous nous exposions à ton mal : nous serions fous. Mais ce qui t'est personnel, supporte-le toi-même. C'est justice de supporter les malheurs, non par la ruse, mais par la patience.
Mnésiloque : En effet, toi, débauché, tu t'es élargi le derrière, non par des paroles, mais par la patience. »
Agathon disparaît vite alors de la scène, laissant l’impression d’un lâche débauché.
C’est une toute autre image que le lecteur se fait de l’homme qui porte le nom d’Agathon quand il lit l’épigramme que Platon lui aurait consacrée :
« Mon âme, lorsque j’embrassais Agathon, je l’avais sur mes lèvres
Elle y était venue, oui, la malheureuse, comme pour passer en lui. » (III 32)
Epigramme sublime qui fait du baiser non l’expression de la possession gourmande mais celle du don de soi et qui confère à « mourir d’amour » un sens inédit. Je pense alors subitement à Wittgenstein, écrivant dans les Recherches philosophiques que « le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine » (p. 254 Gallimard 2004). Robert Genaille, lui, a malheureusement rendu ces deux vers presque ridicules :
« En aimant Agathon j’avais mon âme au bord des lèvres (qui ne pense alors à l’expression du dégoût : « avoir le coeur au bord des lèvres » ?)
Et la pauvre est passée en lui (ou la maladresse de confondre la mort métaphorique avec la mort réelle) »
Même s’il explicite un peu lourdement l’épigramme, l’écrivain latin Aulu-Gelle en avait, je crois, mieux compris l’intention :
« XI. Vers érotiques par lesquels Platon s'essayait, étant encore jeune, à la poésie tragique.
Il est deux vers grecs devenus célèbres, et que beaucoup de gens instruits ont jugé dignes d'orner leur mémoire, tant ils ont de grâce et d'élégance dans leur brièveté ! Un grand nombre d'auteurs anciens les attribuent au philosophe Platon, comme un jeu d'esprit par lequel il aurait préludé dans sa jeunesse aux tragédies qu'il voulait composer :
En donnant un baiser à Agathon, j'avais l'âme sur les lèvres ; elle y était venue toute troublée, comme pour s'enfuir.
Un de mes amis, jeune nourrisson des muses, a développé ce distique dans une pièce de vers, où la licence de l'imitation ne s'est pas affûtée aux mots ; et comme ces vers ne m'ont pas paru indignes d'être retenus, je les cite ici :
Lorsque de ma bouche mi-close je baise mon jeune ami, et que je respire sur ses lèvres le parfum de son haleine, mon âme languissante et blessée accourt sur les miennes, et cherche à se frayer un passage entre ces deux rives charmantes. Alors si nos bouches demeuraient unies un seul instant de plus, mon âme brûlante d'amour passerait de mon corps dans le sien. Oh ! quel prodige ce serait ! Je serais mort à moi-même, et je vivrais en lui ! » (Nuits attiques XIX trad. Charpentier-Blanchet 1927)
Je terminerai par l’évocation d’un autre baiser donné à Agathon. Il est le fait d’Euripide et est rapporté par Elien, autre compilateur :
« Dans un grand repas que le roi Archélaüs donnait à ses amis, et où chacun se piqua de boire, Euripide qui avait bu sans ménagement, se trouva insensiblement ivre. Agathon, poète tragique, âgé d'environ quarante ans, était assis auprès de lui sur le même lit. Voilà qu'Euripide se jette à son cou, et l'embrasse tendrement. "Eh quoi! dit Archélaüs, Agathon vous paraît-il encore aimable ?" "Oui, par Jupiter, répondit Euripide : le printemps de la beauté n'est pas plus beau que son automne. " » (Histoires variées 13-4 trad. de Dacier 1827)
« Le printemps de la beauté n’est pas plus beau que son automne » : la formule n’est-elle pas magnifique ?

vendredi 24 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (3)

Smith dans son Dictionary of Greek and Latin Biography and Mythology (1844-1880) rapporte qu’Alexis, poète comique, aurait ridiculisé Platon dans une pièce de théâtre ayant pour titre Le Parasite. Est-ce le même homme dont Platon fut épris et à propos duquel il composa l’épigramme suivante ?
« Eh bien, je n’ai eu qu’à dire d’Alexis « Il est beau »,
Et voilà qu’on le regarde, que de toute part tous les regards se tournent vers lui.
Mon coeur, pourquoi montrer un os à des chiens, et avoir de la peine après ?
N’est-ce pas ainsi que nous avons perdu Phèdre ? » (III 31)
Lecteur du Banquet, j’avais identifié la beauté humaine à un pâle reflet de la Beauté. Néanmoins cette beauté corporelle exercait sur les hommes le même pouvoir d’attraction que si elle avait été la Beauté en soi. Elle était l’appât que mordait le désir, Diotime l’initiatrice disant connaître l’art de se servir de cet appeau pour élever l’homme jusqu’au Désirable Absolu.
Aussi suis-je surpris de découvrir ici une autre image de la beauté. Elle apparaît aux hommes non plus immédiatement mais par la médiation de la parole du philosophe. Celui-ci leur révèle la beauté et on le croit d'autant plus qu’il est lui-même l’objet de tous les regards :
« Néanthe de Cyzique raconte que, lorsque Platon se rendit à Olympie, tous les Grecs se retournèrent sur son passage. » (III 25)
Mais je n’irai pas jusqu’à penser que cette épigramme illustre la théorie du désir mimétique soutenue par René Girard. Cela reviendrait à dire que c’est le désir de Platon qui voit le corps d’Alexis comme beau et ainsi le rend désirable aux yeux de tous. Un tel subjectivisme me paraîtrait étrange dans le cadre platonicien.
Non, bien que beau d’une Beauté empruntée, le corps d’Alexis est réellement beau. C’est cette beauté que Platon découvre et c’est cette découverte qu’il communique aux autres.
Seulement il n’est pas Diotime. Elle, se faisait fort de pouvoir défaire l’amant de l’attachement à l’aimé en lui faisant voir un reflet plus intense de la Beauté dans la multiplicité indéfinie des beaux corps. Malheureusement Alexis n’est pas celui dont le regard des autres va vite se détourner pour, cessant de se fixer sur la beauté physique individuelle, embrasser la beauté physique en général.
Alexis est bien plutôt celui que Platon désigne involontairement à la meute. J’imagine que les chiens qui la composent sont les amants que Pausanias dans Le Banquet associe à Aphrodite la Populaire :
« Les gens de cette espèce, en premier lieu, n’aiment pas moins les femmes que les jeunes garçons ; en second lieu, ils aiment le corps de ceux qu’ils aiment plus que l’âme ; enfin, autant qu’ils le peuvent, ils recherchent les garçons les moins intelligents, car leurs visées vont uniquement à l’accomplissement de l’acte, mais ils ne s’inquiètent pas que ce soit ou non de belle façon. » (181 b trad. de Léon Robin)
Tel un os dévoré par le chien, l’aimé est détruit par la possession de l’amant. Alors, s’adressant à son coeur, Platon souffre peut-être de n’avoir pu honorer Alexis à la façon d’Aphrodite la Céleste. En échange de son corps Alexis aurait reçu de l’amant de quoi devenir un homme à son tour. Pausanias fait clairement dans Le Banquet la théorie de cet amour. Il y a encore initiation mais plus à la manière grandiose de Diotime. Ce n’est pas l’amant qui, entraîné par le corps de l’aimé, s’élève jusqu’à l’Incorporel ; c’est l’aimé qui, grâce à la parole de l’amant, accède aux règles et aux valeurs du monde des hommes mûrs. D’avoir été jeté à la pâture des chiens affamés, Alexis a perdu la possibilité de devenir un homme à l’image de l’amant qui l’aurait adoré.
Non seulement Platon a perdu Alexis autant que Phèdre, mais eux-mêmes, par la faute de cette perte, n’ont pas pu se trouver.

jeudi 23 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (2)

Dans le récit de Diogène, Dion était jusqu’à présent un personnage public, maillon essentiel dans la relation entre Denys le Jeune et Platon. Subitement il se métamorphose en être aimé par Platon. Ainsi l’entreprise politico-philosophique se teinte d’une couleur sentimentale et passionnelle qu’elle n’avait pas jusqu’alors, suggérant au lecteur que c’est par amour pour Dion que Platon se laisse entraîner dans ses aventures siciliennes. On est alors porté à penser que, si Platon s’est retrouvé esclave, c’est d’abord parce qu’il s’est soumis, comme tout amant, à la volonté de l’aimé.
« Les larmes d’Hécube (femme de Priam, elle représente la Souffrance Maternelle, pour avoir eu cinquante enfants tous morts pendant la guerre de Troie) et des femmes d’Ilion (Troie)
furent par les Moires filées dès l’heure de leur naissance.
Mais à toi, Dion, qui dressas un trophée de belles actions,
les divinités t’avaient versé largement l’espérance.
Et voilà que tu gis dans ta vaste patrie, honoré par tes concitoyens
toi qui as rendu mon coeur fou d’amour, Dion. » (III 30)
Platon rapporte en effet dans la Lettre VII que Dion périt assassiné à Syracuse alors qu’il avait pris le pouvoir en chassant manu militari son neveu, Denys II. Tout se passe comme si, les tentatives diplomatico-philosophiques ayant échoué, il n’était plus resté que la solution militaire. Ainsi la mort de Dion a dans la description platonicienne un air de famille avec la fin de Socrate. Platon peut ainsi être caractérisé comme le philosophe dont le maître et le disciple payent de leur vie leur volonté de prendre la philosophie au sérieux.
Reste un trait surprenant dans l’image que l’épigramme donne de Dion. Alors que le Destin (personnifié par les trois Moires) fixe fatalement et sans exception la vie de chacun, il se serait trouvé, concernant Dion, face à un pouvoir supérieur. Or, une telle force n’existe pas dans la mythologie grecque puisque même les dieux sont soumis aux décisions des Moires.
La figure de Dion, vue ainsi, est donc absolument inédite puisque sa vie se déroule d’une manière telle qu’elle est radicalement inintelligible dans le cadre des croyances partagées. Dion est l’homme soutenu par le Destin et défait par un x qui n’a pas d’existence reconnue.
On me rétorquera : ce n’est qu’une manière de dire que Dion avait tout pour réussir et que l’amour de Platon était donc excellemment placé. Il n’en reste pas moins que la métaphore qui exprime l’idée est, sauf erreur de ma part, mythologiquement impossible.

mercredi 22 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (1)

Diogène consacre quelques pages aux amours de Platon. Lisons les quelques épigrammes que Platon est censé avoir écrites à ceux qu’il aimait.
« Tu contemples les astres, mon Aster ; puissé-je être le ciel, pour te contempler avec des yeux innombrables. » (III 29)
Aster veut dire « étoile » en grec: Luc Brisson ne sait pas si le mot est un nom propre ou si la métaphore de l’astre illustre la beauté de Phèdre. Quant à l’activité de cet Aster, elle n’aurait rien à voir avec l’intérêt qui fit chuter Thalès mais serait seulement le produit d’un jeu de mots, un peu comme si l’on écrivait : « Que fait une star ? Elle regarde les étoiles. »
Reste que ce texte, involontairement sans doute, illustre clairement la position de l’amant par rapport à l’aimé. Le premier regarde le second qui ne le regarde pas...
On peut lire ces vers aussi à la lumière de l’allégorie de la Caverne. Cet aimé starifié a, comme le prisonnier au terme de sa longue remontée vers le jour, le regard dirigé vers le haut. Mais l’amant Platon, infidèle à ses aspirations philosophiques, rêve, lui, d’être en haut pour mieux voir ce qui est en bas. Non plus deux yeux pour contempler mille étoiles mais mille étoiles pour contempler deux yeux...
« Aster, jadis tu brillais parmi les vivants, étoile du matin, alors que maintenant, trépassé, tu brilles, étoile du soir, parmi les morts. » (29)
Aster est donc devenu un astre ; Epicure dans la Lettre à Ménécée dit que le sage est comme un dieu parmi les hommes. Platon, comme tous les amants, est assez insensé pour s’imaginer que, sur le fond terne de tous les autres, seul brille l’aimé.

Commentaires

1. Le mercredi 22 février 2006, 19:50 par ad
Superbe site, je me régale !
2. Le mercredi 24 mai 2006, 17:36 par Lena
Je cherchais longtemps des poèmes de Platon et je suis très heureuse que j'ai trouvé ici ces deux.
Merci beaucoup!

lundi 20 février 2006

Platon, flatteur de Denys ?

Sur le troisième et dernier voyage de Platon à Syracuse, Diogène est laconique :
« Il vint une troisième fois en Sicile pour réconcilier Dion et Denys. Et c’est sans avoir obtenu de résultat qu’il revint dans sa patrie. » (III 22)
Certes Diogène a raison d’enregistrer à nouveau l’échec, cependant dans sa brièveté, il reste inexact. Comme nous l’apprend la lettre VII, c’est soumis à des pressions venant de tous les côtés et trompé par le bruit selon lequel le jeune tyran se serait définitivement passionné par la philosophie que, contre son gré, Platon va tenter sa chance une dernière fois mais sans succès. Denys ne deviendra pas disciple de philosophe et encore moins philosophe, malgré les efforts constants de Platon, qui, il faut lui rendre justice, ne sort pas affaibli de ces aller et retour entre Athènes et Syracuse.
Certes Diogène, au moment de rapporter toute la malveillance dont Epicure est l’objet, cite un livre de Timocrate Réjouissances dans lequel Epicure est accusé d’avoir dit des platoniciens qu’ils étaient des « flatteurs de Denys » (X 8)
Mais comment interpréter un tel propos ? Est-ce finalement si injurieux de le prêter à Epicure ? Certes ni le récit de Platon, ni celui de Diogène ne justifient la référence à la flatterie. Mais ce qui ressort tout de même de ces récits, c’est la volonté platonicienne de réformer le pouvoir politique en le moralisant. A cette fin, Platon, s’il n’est pas flagorneur, est attentif à mettre le tyran de son côté, du moins tant qu’il croit que l’espérance d’une conversion est fondée.
Or, il va de soi qu’aux yeux d’Epicure tisser des liens entre le philosophe et le politique est une entreprise totalement vaine qui part d’une compréhension très insuffisante de la foule et de ceux qui la gouvernent. Non seulement le philosophe ne peut pas attaquer frontalement la folie commune mais, en plus, il est certain qu’en s’y cassant les dents il ruinera sa propre vie.
En tout cas, même si l'expression est excessive, Epicure me paraît avoir mieux compris les visées platoniciennes que Pascal qui, somme toute, donne une image plutôt hédoniste et, je crois, radicalement fausse de Platon :
« On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques, ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S’ils ont écrit de politique, c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut. » (Pensées fragment 472 éd. Le Guern)
Or, Platon écrit explicitement dans la Lettre VII qu’il ne faut pas s’acharner à conseiller des dirigeants politiques qui, tels des malades indociles, ne veulent en faire qu’à leur tête :
« Quand on donne des conseils à un homme malade et qui suit un mauvais régime, la première chose à faire pour le ramener à la santé est de changer son mode de vie. Et si le malade accepte d’obéir, il faut dès lors lui faire encore d’autres recommandations. En revanche, s’il refuse (de se soigner), celui qui renoncerait à conseiller un tel malade, je le tiendrais pour un homme et pour un médecin ; mais celui qui se résignerait (à lui donner d’autres conseils), je le tiendrais au contraire pour quelqu’un qui n’est ni un homme, ni un médecin. » (330 cd)
Platon a bel et bien pensé le philosophe comme médecin du politique et c’est sans doute ce qu’Epicure ne lui pardonnait pas. Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal (1886) a d’ailleurs commenté cette pique épicurienne :
« Que les philosophes peuvent être méchants (disant cela, Nietzsche sympathise tout à fait avec le point de vue de Diogène au moment où il rapporte la prétendue calomnie) ! Je ne sais rien de plus venimeux que la plaisanterie (en était-ce une ?) que s’est permise Epicure à propos de Platon et des platoniciens : il les appelait « dionysiokolakes », ce qui signifie, au sens premier et littéral du mot : flatteurs de Denys, c’est-à-dire domestiques de tyrans et lécheurs de bottes ; mais cela veut dire encore : « ce ne sont tous que des comédiens, sans rien d’authentique » (car dionysiokolax était le sobriquet populaire qu’on donnait au comédien). Et c’est ce dernier sens qui fait à proprement parler la méchanceté du trait d’Epicure contre Platon (on devine qu’ici Nietzsche associe la lucidité à la méchanceté) : il s’irritait de la mise en scène et des airs majestueux auxquels s’entendaient si bien Platon et ses disciples et dont il était si incapable, lui, le vieux pédagogue de Samos, qui, tapi dans son jardinet d’Athènes, écrivit trois cents livres, peut-être par colère contre Platon, qui sait ? Et par esprit d’émulation ? Il fallut cent ans pour que la Grèce découvrît enfin qui était en réalité ce dieu des jardins, Epicure. Mais le découvrit-elle vraiment ? » (Des préjugés des philosophes 7 trad. de Albert révisée par Lacoste)
Qu’Epicure ait eu les préférences de Nietzsche, cela va de soi. Il n’a pas besoin, lui, d’un autre monde pour expliquer le nôtre. Platon, en revanche, est la cible constante de Nietzsche qui identifie le Monde Intelligible à une construction imaginaire fondée sur l’incompréhension radicale du lien qui unit la réalité au temps, ce qui se passe à ce qui passe, ce qui a lieu au transitoire et à l’éphémère.
Il est vrai que même si Platon ne se prosternait pas devant les puissants, il rêvait néanmoins de hisser leurs pensées à la hauteur des Essences éternelles.

dimanche 19 février 2006

Platon et la Sicile (3)

A l’origine du deuxième voyage de Platon en Sicile, il y a l’empressement de Dion, beau-frère de Denys I, à le voir venir guider Denys II (alors âgé d’une trentaine d’années et successeur de son père) et son espérance de voir réalisée ainsi l’union de la philosophie et du pouvoir politique. En effet Dion, dans la lettre qu’il écrit à Platon, le prie de venir rapidement tant le risque est grand que des philosophes d’autres tendances ne parviennent à faire partager leurs vues au nouveau tyran (d’après Luc Brisson, il se serait agi entre autres d’Aristippe de Cyrène et d’Eschine le Socratique).
Platon fait clairement part de ses hésitations. Même s’il ne doute pas de la maturité de Dion qui a désormais 42 ans, il se méfie de l’emballement pour la philosophie des jeunes qui constituent son entourage :
« Les passions des hommes de cet âge sont promptes et changent souvent en sens contraire. » (327 b)
Cependant il voit dans cette invitation une occasion de mettre en pratique ses idées et de se prouver à lui-même qu’il n’ est pas qu’un théoricien :
« C’est donc dans cet état d’esprit et résolu à réaliser cette tâche que je quittai Athènes, non pour les motifs que me prêtaient certains, mais de peur surtout de passer à mes propres yeux pour quelqu’un qui n’est rien qu’un beau parleur et qui, en revanche, se montre incapable de s’attaquer résolument à une action. » (327 c)
En plus, il réalise que, même si Dion est alors influent à Syracuse, le risque est cependant grand, si Platon n’apporte pas toute sa force à sa cause, que ses ennemis ne l’emportent et ne le contraignent finalement à l' exil.
Une fois arrivé à Syracuse, Platon, de concert avec Dion, fait preuve d’une grande intelligence puisqu’il cherche à convaincre Denys II de l’avantage politique d’une conversion à la philosophie. Il oppose pour cela les échecs politiques de Denys I à ce que pourrait réaliser son fils s’il changeait de mode de vie.
On peut analyser ainsi le processus exposé par Platon en trois étapes : d’abord « vivre chaque jour de façon à devenir le plus possible maître de soi » (331 d); ensuite – et c’est la conséquence de cette nouvelle orientation donnée à la vie personnelle – « se gagner des amis fidèles et des partisans » (331 e); enfin confier les charges politiques décisives à ces hommes-là. Platon fait ainsi miroiter à Denys II la reconquête de la Sicile tout entière sur ceux qu’il appelle les Barbares, précisément les Carthaginois. A ce stade, Platon avance masqué, sans même, semble-t-il, parler clairement philosophie :
« Nous ne lui tenions pas un langage aussi explicite – c’eût été imprudent en effet -, mais nous nous exprimions à mots couverts et nous nous acharnions, dans nos entretiens, à lui expliquer que c’est ainsi que tout homme assure son propre salut et le salut de ceux dont il est le chef, tandis que, s’il ne se tourne pas vers cette direction, il aboutit au résultat exactement contraire. » (332 d)
A première vue, cet enseignement, quelle qu’en soit l’habileté, échoue, puisque trois mois après l’arrivée de Platon, l’entourage de Denys, extrêmement hostile à Dion, marque un point : en effet, le tyran accuse son oncle de complot et le contraint à s’exiler.
Platon craint alors d’être accusé de complicité (une rumeur court même selon laquelle Denys II voudrait sa mort) ; en fait le tyran le presse de rester à Syracuse et le contraint implicitement à ne pas quitter l’île en lui offrant l’hospitalité du palais fortifié où lui-même réside. Alors que se développe une nouvelle rumeur disant que Denys II s’est épris pour Platon « d’une affection tout à fait extraordinaire » (330 a), le philosophe, loin d’être roi, est bel et bien prisonnier en fait du monarque.
Platon livre une analyse des motivations de Denys II. Celui-ci, jaloux en somme, aurait voulu prendre dans le coeur de Platon la place occupée par Dion. Mais, aux yeux du philosophe, il n’y avait qu’un seul moyen pour ce faire :
« Me fréquenter comme élève et comme auditeur de mon enseignement philosophique » (330 a)
Or, si Denys II se refuse à passer sous le joug philosophique de Platon, c’est qu’il pense qu’en devenant le disciple de Platon, il ferait justement le jeu de Dion et mettrait donc en péril son propre pouvoir. Le roi craint d’être détrôné s’il devient philosophe. Denys II, loin d’être ridicule, a peut-être raisonné en politique avisé. Machiavel ne serait alors pas loin, qui contre Platon avertirait le prince que le rapport de forces est en défaveur de celui qui ne se contente pas d’agir dans le monde politique en suivant exclusivement les règles du jeu politique.
Platon, chasseur à l’affût, reste pourtant aux aguets, prêt à la première occasion à sauter sur sa proie philosophique :
« De mon côté, je supportais tout, en gardant l’état d’esprit initial, celui dans lequel j’étais venu, au cas où il pourrait éprouver le désir de mener une vie philosophique. » (330 b)
Ce deuxième voyage prend fin quand Platon parvient à convaincre Denys II de le laisser rentrer à Athènes, ce que le tyran accepte en échange de la promesse de Platon de revenir avec Dion à Syracuse s’il le leur demande.
Je viens donc de présenter en m’appuyant sur les termes de Platon, précisément la lettre VII, ce qu’il en est de la seconde tentative de Platon de transformer philosophiquement le pouvoir politique. Mais que dit Diogène ?
Encore une fois, Platon ne sort pas grandi du récit que Diogène fait de ses aventures. Disparaissent les hésitations, le scrupule, l’adresse et le tact platoniciens. En effet le chef de l’Académie n’y serait pas allé par quatre chemins :
« (Il) se rendit une deuxième fois en Sicile pour demander à Denys le Jeune un territoire et des hommes qui vivraient conformément à sa constitution. » (III, 21)
Il me semble donc que Platon demande à Denys II d’accepter de le laisser coloniser une partie du pays qu’il gouverne. Platon ne serait pas venu en conseiller incertain mais en futur roi-philosophe ! Comme lors du premier voyage, à cause de sa franchise brutale, il se retrouve dans de beaux draps. En effet, Denys, soucieux comme dans la lettre VII de préserver son pouvoir, ne tient pas la promesse qu’il aurait faite de satisfaire les exigences de Platon, que Diogène d'ailleurs va jusqu’à dépeindre en quasi comploteur :
« Certains racontent que Platon se trouva même en danger, pour avoir encouragé Dion et Théodotas à libérer l’île » (21)
A nouveau, c’aurait été grâce au bon soin d’un autre philosophe, Archytas le Pythagoricien, que Platon aurait pu rentrer sain et sauf à Athènes. Ce qui vaut au lecteur le plaisir de lire une lettre prétendument envoyée par Archytas à Denys II dont la première phrase donne de Platon une image ambiguë tant il est désigné à la fois comme l’ami secouru et comme l’objet soumis d’une négociation entre égaux :
« Nous, tous les amis de Platon, t’avons envoyé Lamisque et Photidas avec pour mission de prendre livraison de notre homme aux termes de l’accord que nous avons conclu avec toi. » (22)
En somme, Platon dans le marchandage est presque devenu marchandise. Partir avec les prétentions d’un futur monarque et revenir dans les bagages d’un philosophe d’une secte ennemie, c’est donc le parcours peu enviable de Platon, revu et corrigé par Diogène.

jeudi 16 février 2006

Platon et la Sicile (2)

C’est la Passion de Platon selon Diogène que je vais vous raconter même si elle est plus courte que celle du Christ et finit par une résurrection plus intelligible.
Première station : il est livré à Pollis le Lacédémonien pour qu’il le vende comme esclave. Deuxième station : conduit à Egine, il est mis en vente. Troisième station : en vertu d’une loi condamnant à mort tout Athénien posant le pied sur le sol de l’île (c’est l’anti-hospitalité par excellence, d’autant plus que Platon est contraint de se rendre sur l’île), Charmandre (un inconnu) requiert contre lui la peine capitale.
Diogène donne alors deux versions de la commutation de sa peine :
« Quand quelqu’un eut fait remarquer, par manière de plaisanterie, que l’Athénien qui avait débarqué était un philosophe, les Eginètes relaxèrent Platon. » (III 19)
J’imagine que le quidam a pris le ton de la servante de Thrace quand elle se moquait de Thalès. Comme le sage était tombé dans le trou par inadvertance pour avoir eu les yeux fixés sur les astres, le philosophe, lui aussi dans la lune, se serait retrouvé sur l’île sans le vouloir. Ainsi Platon aurait sauvé sa peau parce qu’il n’aurait été qu’un philosophe.
La deuxième version lui attribue un plus beau rôle :
« Certains racontent que Platon fut conduit devant l’Assemblée et que là, gardant obstinément le silence, il attendit sans broncher la suite des événements. Les Éginètes décidèrent de le faire mettre en vente, comme si c’était un prisonnier de guerre. » (19)
Je pense alors aux premières lignes des Essais de Montaigne :
« La plus commune façon d’amollir les coeurs de ceux qu’on a offensez, lors qu’ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur mercy, c’est de les esmouvoir par submission à commisération et à pitié. Toustefois le braverie, et la constance, moyens tous contraires, ont quelque fois servi à ce mesme effect. »
Je fais alors l’hypothèse que Platon, déguisé en stoïcien, illustre la deuxième tactique. Parcourant rapidement ce premier et très court chapitre du livre I, un heureux hasard me fait tomber sur un paragraphe que Montaigne consacre au premier responsable des malheurs de Platon, Denys I. On y apprend que si les Eginètes avaient eu le tempérament du tyran, Platon aurait filé un mauvais coton :
« Dyonysius le vieil, après des longueurs et difficultez extremes, ayant prins la ville de Rege, et en icelle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinéement defendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dict premierement comment, le jour avant, il avait faict noyer son fils et tous ceux de sa parenté. A quoi Phyton respondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que luy. Après, il le fit despouiller et saisir à des bourreaux et le trainer par la ville en le foitant très ignominieusement et cruellement, et en outre le chargeant de felonnes paroles et contumelieuses. Mais il eut le courage tousjours constant, sans se perdre ; et, d’un visage ferme, alloit au contraire ramentevant (rappelant) à haute voix l’honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son païs entre les mains d’un tyran ; le menaçant d’une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armée qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mespris de leur chef et de son triomphe, elle alloit s’amolissant par l’estonnement d’une si rare vertu et marchandait de se mutiner, estant à mesme d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergens, feit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer. »
Certes ce Phyton par son héroïsme dépasse de loin Platon, dont le silence reste somme toute une désapprobation bien modeste. Cette résistance finalement plutôt ambiguë a la chance, si j'en crois donc Montaigne qui insiste sur l'incertitude foncière de ces réactions contradictoires, de ne pas exacerber les passions des Eginètes. Platon est encore servi par la fortune quand il croise le chemin d’un autre philosophe Annicéris de Cyrène * qui le sauve en l’achetant pour vingt ou trente mines (j’en conclus que Platon vaut jusqu’à cinq fois moins que les oeuvres de Philolaos qu’il avait fait acquérir par Dion, le beau-frère du tyran) et le renvoie chez lui. Décidément l’argent joue un rôle important dans ce récit : il apporte à Platon et la liberté et une philosophie ! En tout cas Annicéris rentre dans ses frais, remboursé qu’il est à la fois par les partisans athéniens de Platon et par Dion. Des premiers, il refuse l’argent et il convertit ce que lui envoie Dion en achetant à Platon « le petit jardin qui se trouve dans l’Académie. » (20)
Le happy end ne serait pas complet si les méchants n’étaient pas punis : le Spartiate Pollis est vaincu par Chabrias, un mercenaire au service d’Athènes et « plus tard il fut englouti dans la mer à Helikè, victime d’un châtiment divin, pour avoir ainsi traité ce philosophe. » (20) C’était normal, Platon descendant de Poséidon ! Quant au châtiment de Denys, il me paraît un peu faible car il se limite à de l’inquiétude et à la peur du qu’en-dira-t-on :
« Ayant appris ce qui s’était passé, il écrivit à Platon de ne pas dire du mal de lui. A quoi Platon répondit dans une lettre qu’il n’avait pas assez de loisir pour s’occuper de Denys. » (21)
A ce point, le récit de Diogène et celui de Platon se rejoignent : le premier fait faire au philosophe tout un long parcours douloureux pour le conduire à l’indifférence vis-à-vis du tyran. Le second ne mentionne même pas Denys I, tant son indifférence est immédiate. Au fond l’imagination n’ aura pas manqué à Diogène pour expliquer pourquoi Platon ne disait rien à propos de Denys.
Détachement forcé (Diogène) ou désintérêt spontané (Platon) ? Il faut, je le répète, faire confiance au premier concerné. En réalité c’est le rejeton du tyran qui intéressera le philosophe.
  • On sait maintenant que Diogène s’est trompé et a confondu ce brave Annicéris de Cyrène dont le seul mérite est d’avoir rendu Platon à la philosophe avec son homonyme, le philosophe cyrénaïque.