Dans Le voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de Nature (2004), Pierre Hadot part d'une citation d' Héraclite qui sert de fil directeur à l'ouvrage : phusis kruptestai philei qu'on traduit habituellement par " La Nature aime à se cacher ".
L'auteur explique d'abord qu'on peut comprendre la pensée d' Héraclite de cinq manières distinctes puis il montre ensuite que la formule a été très tôt largement défigurée par la postérité et les commentateurs successifs. Terminant son premier chapitre en expliquant comment Félix Ravaisson a mal compris Léonard de Vinci, Pierre Hadot conclut : " écrire l'histoire de la pensée, c'est parfois écrire l'histoire d'une suite de contresens." Renouant avec la même idée au début du chapitre suivant, il l'énonce alors plus radicalement : " Nous venons de dire qu'écrire l'histoire de la pensée, c'est écrire l'histoire des contresens ".
Peut-on aller jusqu'à énoncer l'alternative suivante : ou on crée quelque chose de nouveau dans la philosophie et alors on défigure les philosophes antérieurs ou contemporains, ou bien on leur est fidèle mais on se cantonne dans ce cas à un rôle d'historien de la philosophie ? Si cette alternative reflétait toujours la réalité, ça serait singulièrement inquiétant.
À supposer que Hadot ait généralement raison (que les philosophes contruisent leur philosophie contre des philosophes antérieurs mal compris), cela différencierait franchement l'histoire de la philosophie de celle des sciences. En effet on ne peut pas dire que Galilée a mal compris Aristote : au contraire ses réfutations mettent en évidence qu'il l'a très bien compris. On peut pour finir se demander si cette hypothétique singularité de la philosophie constitue un de ses atouts ou au contraire manifeste un vice récurrent. Les philosophes seront partagés sur la valeur d'un effort de transformation de l'évolution de la philosophie sur le modèle de l'évolution des sciences. Certains iront même jusqu'à crier : " Scientisme, positivisme !".
Mais si un philosophe cherche la vérité sur un problème donné, comment peut-il être satisfait d'une évolution reposant sur le fait que ceux qui écrivent ont mal compris les textes antérieurs ? Que vaut la nouveauté dans un domaine théorique si elle ne correspond pas à un pas de plus vers la vérité ?