mardi 18 juin 2019

Greguería n° 69

" La lluvia que vemos caer por los cristales son nuestras propias lágrimas magnificadas."
" La pluie que nous voyons tomber à travers les vitres, c'est nos propres larmes magnifiées."
Ajout du 14/08/19 :
Ramón a supprimé cette greguería de l'ultime édition de 1962. Mais celle qui la remplace ne me plaît guère : " Il ne faut pas se moucher dans le mouchoir des soirées d'adieux." (" No hay que sonarse en le pañuelo de las despedidas.").

Commentaires

1. Le dimanche 4 août 2019, 12:47 par gerardgrig
Comme tout avant-gardiste, Ramón rejetait l'affectif pur. L' émotion ne pouvait qu'être magnifiée par la littérature.

lundi 17 juin 2019

Greguería n° 68

" El arco del violin cose como aguja con hilo notas y almas, almas y notas."
" Comme l'aiguille avec le fil, l'archet du violon coud les notes aux âmes et les âmes aux notes."

Commentaires

1. Le lundi 17 juin 2019, 17:46 par gerardgrig
Chez Ramón, il y a une sorte de misérabilisme universel, avec un choix de termes familiers qui y ramènent toujours, et qui entrent dans des oxymores. Autant que la métaphore humoristique, c'est l'oxymore burlesque qui caractérise la gregueria. C'est le cas avec le poétique manteau du ciel de la gregueria 66, qui a laissé des "effiloches" sur les branches du saule, ce qui casse la poésie traditionnelle en introduisant une focalisation sur le déchet. Dans le jeûne en caleçon de la gregueria 61, il y a le soin suprême du corps, de l'esprit et de l'âme, si ce n'est pas de l'ironie pour nous faire tomber de haut, car il est associé à l'intimité souvent risible du dessous masculin. Ou bien le "roseau pensant" pascalien de la gregueria 64, qui prend l'aspect du porte-manteau de l'écrivain bohème du Café Pombo, qui cherche à ressembler à tout le monde. On notera la désynchronisation entre l'image, qui ne comporte pas de manteaux pour mieux laisser voir le support, et le texte de la gregueria. Dans la gregueria 68, l'aiguille et le fil du ravaudage sont associés à une esthétique musicale idéaliste. Auparavant, dans la gregueria 67, avec le cygne mélange d'ange et de serpent, Ramón faisait descendre les "Métamorphoses" d'Ovide dans le bassin du jardin public.
2. Le jeudi 27 juin 2019, 11:58 par Philalethe
Je crois que vous caractérisez bien une des veines de la mine ramonienne.

dimanche 16 juin 2019

Greguería n° 67

" En el cisne se unen el ángel y la serpiente."
" Dans le cygne s'unissent l'ange et le serpent."

samedi 15 juin 2019

Greguería n° 66

" En los sauces están los flecos del manto del cielo."
" Sur les saules il y a les effiloches du manteau du ciel."

vendredi 14 juin 2019

Greguería n° 65

" En la mano tenemos a la mano el recuerdo de los saurios primitivos."
" Avec la main nous avons sous la main le souvenir des sauriens primitifs."

jeudi 13 juin 2019

L'homme-araignée ou le malheur de l'extension de la toile.

Je dois à la lecture du très instructif livre de Claude Romano Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie (Folio-Essais, 2019) ces quelques lignes de Jean-Jacques Rousseau, tirées de la sixième Lettre morale :
" Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l'opinion publique étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui sans en réserver presque rien dans son propre coeur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu'on le croirait mort dans son trou. La vanité de l'homme est la toile d'araignée qu'il tend sur ce qui l'entoure. L'une est plus solide que l'autre, le moindre fil qu'on touche met l'insecte en mouvement, et si d'un doigt on la déchire il achève de s'épuiser plutôt que de ne pas la refaire à 'instant."
En permettant d'étendre notre toile au point de vibrer à des chocs infinitésimaux venus quelquefois de contrées lointaines et très étrangères, la technique nous fait frissonner ou sursauter, voire même trembler.
Malheureusement je ne partage pas la confiance de Rousseau dans la valeur de l'alternative qu'il propose, c'est-à-dire le repli sur le Moi...
Au fait la langue espagnole offre un joli verbe pour décrire ce retour à soi : ensimismarse. Je ne trouve ni en français, ni en anglais, ni en allemand un mot étymologiquement identique. Le néologisme le plus fidèle serait " s'ensoimêmer " !
À défaut de pouvoir " redevenir nous ", de pouvoir " nous concentrer en nous ", comme le demande Rousseau dans cette même lettre, il est peut-être sage de savoir contrôler l'ampleur, comme la position, de notre inévitable toile.

Commentaires

1. Le dimanche 4 août 2019, 13:11 par gerardgrig
Qu'aurait dit Ramón d'Internet ? Il aurait peut-être parlé de l'homme-araignée et de l'extension de la toile. Ou bien il aurait approuvé la théorie du copier-coller hypernumérique de Kenneth Goldsmith. C'est un peu ce qu'il faisait avec son trésor de citations. Néanmoins il n'aurait peut-être pas manqué le paradoxe moral induit par les réseaux sociaux. En effet, c'est l'amour-propre qui nous sauve des manipulations robotiques à base d'algorithme de nos préférences. Sur les réseaux sociaux, quand on me suggère de faire quelque chose dont j'ai très envie, je ne le fais pas, par réaction d'orgueil épidermique, car je ne veux pas que quiconque dirige ma vie.
2. Le lundi 5 août 2019, 09:04 par Philalèthe
Si tous les amours-propres étaient aussi peu grégaires que le vôtre...

mercredi 12 juin 2019

Greguería n° 64

" Pascal dijo que el hombre es una caña pensante ; pero la verdad es que el hombre se parece a una percha en pie, esa soportadora percha que aguanta los más pesados gabanes con los bolsillos llenos de revistas."
" Pascal a dit que l' homme est un roseau pensant ; mais la vérité est que l' homme ressemble à un porte-manteau, un porte-manteau résistant qui supporte les plus lourds pardessus, aux poches remplies de revues."

Commentaires

1. Le mardi 18 juin 2019, 16:29 par gerardgrig
L'oxymore pascalien du "roseau pensant", qui approfondit l'opposition janséniste du réel et de l'idéal que seule la grâce efface, ne pouvait manquer d'intéresser Ramón. Il en donne une version personnelle, à base de modernité et d'espagnolisme. Chez lui, l'oxymore est donquichottesque, car il vise à rendre définitivement burlesque toute forme d'idéalisme. Ramón délaisse la nature où poussent les roseaux de Pan, pour le décor du petit-bourgeois artiste, peut-être libertin, décor peuplé d'objets manufacturés comme les porte-manteaux. Ramón est dans le monde de la morale mondaine, mais Pascal avait de l'indulgence pour la "médiocrité" de l'honnête homme, qui n'a pas une morale héroïque. On notera que le "roseau pensant" moderne, ou plutôt le "porte-manteau pensant" va chercher ses idées dans les revues littéraires à la mode qui remplissent les poches de son manteau.
2. Le mercredi 19 juin 2019, 17:09 par gerardgrig
À vrai dire, je n'ai encore vu Dieu dans aucune des greguerias qui ont défilé. Avec Pascal, si l'on en croit Lucien Goldmann, Dieu ne serait pas mort, car il se cacherait. Dans cette optique, il n'y a plus de philosophies, mais des visions du monde des classes sociales. Pascal se réfugiait dans l'irrationalisme mystique, après avoir dit la misère de l'homme, même grandiose (le "roseau pensant"), car il refusait d'accepter le monde de la raison bourgeoise, alors qu'il était un savant de son temps, du fait que la raison tendait à détruire l'idée de communauté. D'où la vision tragique de Pascal. On peut penser que Ramón aurait plutôt été un moliniste qu'un janséniste, à la manière des Jésuites espagnols. Il reste que, sur la question de la modernité, pour Goldmann Pascal était "la première réalisation exemplaire de l'homme moderne".
3. Le samedi 22 juin 2019, 13:59 par gerardgrig
En réalité, comme Lautréamont, Ramón a ouvertement un rapport d'intertextualité avec Pascal. Même si cela a des implications philosophiques, Ramón ne juge pas la pensée pascalienne.
4. Le jeudi 27 juin 2019, 12:08 par Philalethe
Je ne crois pas que " roseau pensant " chez Pascal soit un oxymore. Ce ne sont pas le réel et le non-réel (l'idéal) qui y sont joints ; c'est le corps (fragile) et l'esprit (réel tout autant).
Le corps dans la version ramonienne reste fragile mais il est surchargé. La dématérialisation fait peut-être ressembler à nouveau le corps à un roseau (avec quelquefois la pensée, chez nos contemporains, de transformer le corps auquel on est joint en chêne : on court, fuyant la mort qui court derrière.)

mardi 11 juin 2019

Greguería n° 63

" Toda gota nace para estalactita, pero cae sólo como mortal gota."
" Toute goutte naît pour le stalactite mais ne fait que tomber, comme goutte mortelle."

Commentaires

1. Le vendredi 14 juin 2019, 13:21 par gerardgrig
Dans cette gregueria qui prend la forme d'un fragment présocratique, Ramón use et abuse du privilège du lettré pétri de culture classique, qui joue à nous délivrer un message héraclitéen. Avec toujours une touche moderniste, celle du terme savant de "stalactite", qui encapsule un mot ordinaire du grec ancien, le "stalaktos" qui coule goutte à goutte, et que le berger de Béotie pouvait utiliser en parlant du pis de sa vache. Néanmoins, par une ultime pirouette, Ramón fait mentir la science, en omettant la seconde chance de survivre de la goutte, qui est victime d'une obscure fatalité, mais qui à défaut de s'être concrétionnée dans le stalactite, pourrait le rejoindre en devenant un stalagmite sous lui.

lundi 10 juin 2019

Greguería n° 62, huysmansienne.

" Los capiteles con figuras entre sus volutas son piedras embarazadas que van a parir monstruos y corderos, sobrecogidos desde hace siglos como niños en el claustro maternal."
" Les chapiteaux avec leurs figures entre les volutes sont des pierres grosses, qui vont engendrer des monstres et des agneaux, figés depuis des siècles, comme des enfants, dans le cloître maternel."

Commentaires

1. Le lundi 10 juin 2019, 14:51 par gerardgrig
Avec l'incendie de Notre-Dame de Paris, outre la notion de monument historique, nous avons redécouvert le monde de la Cathédrale, avec la folie de la civilisation chrétienne du Moyen Âge. Avant Luc Plamondon, des Décadents avaient cherché une rédemption dans ce monde, après un passage par le satanisme, comme le Français Huysmans, qui avait séduit la bohème madrilène de la Belle Époque. Ramon, véritable éminence grise de l' avant-garde européenne pré-surréaliste, qui avait son QG au Café Pombo, ne pouvait manquer de lui dédier une gregueria très réussie, qui en exprime la quintessence avec la distance de son humour.
2. Le mercredi 12 juin 2019, 10:06 par gerardgrig
Revenir à une forme de catholicisme primitif, comme le paysan de la Beauce se fabriquant une Vierge en paille et que Charles Péguy imitait, est une tentation qui a effleuré Ramón et le monde littéraire espagnol, cherchant à épuiser le champ des possibles. Le modèle moderne à imiter était le Durtal de Huysmans redevenant un homme du Moyen âge. Ce dernier passait son temps à déchiffrer la symbolique de sa Cathédrale, dans son architecture et dans les objets qui la peuplent, symbolique qui lui racontait la cosmogonie divine et l'histoire sainte.
3. Le mercredi 12 juin 2019, 10:50 par Philalethe
Je ne suis vraiment pas sûr que Ramón ait eu l'intention de dédier cette greguería à Huysmans.
4. Le mercredi 12 juin 2019, 13:05 par gerardgrig
Il est au moins sûr que Ramón devait davantage être attiré par "La Sagrada Familia" kitsch de Barcelone, toujours inachevée, que par la Cathédrale de Chartres, même si celle-ci avait été modernisée après son incendie. Le Bauhaus admirait la structure d'arc en chaînette de la basilique de Barcelone, que l'on retrouve chez nous dans le CNIT de La Défense. Dali désignait l'œuvre de Gaudi comme une "zone érogène tactile". Il est vrai que Huysmans et son héros Durtal s'étaient d'abord adonnés aux obscénités sacrilèges de la messe noire, avant leur conversion par la Cathédrale. C'est peut-être surtout la cathédrale que Justo Gallego Martinez construit tout seul depuis 50 ans, à Mejorada del Campo à côté de Madrid, à l'aide de matériaux de récupération hétéroclites, qui aurait pu intéresser Ramón.
5. Le vendredi 14 juin 2019, 11:55 par Philalethe
La Sagrada Familia est comme un gros roman commencé par un auteur génial et terminé par un auteur qui a essayé d'imiter le premier sans vraiment vouloir l'imiter.

dimanche 9 juin 2019

Greguería n° 61

" Estar en albis es el ayuno supremo, el ayuno en calzoncillos."
" N'y rien comprendre, c'est le jeûne suprême, le jeûne en caleçon."

Commentaires

1. Le lundi 10 juin 2019, 19:22 par gerardgrig
Il me semble que "en albis" évoque les habits blancs du noviciat et du baptême. On ne comprend rien quand on est un débutant. En philosophie, on peut affirmer que la pensée reste dans l'attente de commencer à penser. On pourrait croire que cette gregueria aborde la tentation de la spiritualité hindoue, chez l'Occidental confronté à la faillite de l'intelligence. Ramón se verrait bien en saddhu, cet homme saint de l'hindouisme qui jeûne en pagne, et qui s'abîme dans la contemplation et la méditation pour s'unir à la Conscience Universelle.
2. Le vendredi 14 juin 2019, 11:30 par Philalethe
Certes albus signifie blanc en latin, mais pour l'instant cette expression espagnole estar en albis pour moi n´est dans son étymologie  guère plus claire que l'expression allemande nur Bahnhof verstehen (littéralement ne comprendre que gare au sens ferroviaire du terme)
Quant à ce jeûne et à cette petite tenue, je ne suis pas sûr non plus qu'ils renvoient ici à une élévation. On peut les penser aussi bien comme l'expression de la misère. Certes suprême engage à lever le regard mais je ne suis pas sûr qu'ici supremo ne pourrait pas être tout aussi bien traduit par extrême.
3. Le vendredi 14 juin 2019, 13:52 par gerardgrig
Le regretté Michel Serres rappelait que le roman picaresque était le roman de la faim. Il est vrai que cette gregueria évoque plutôt le jeûne forcé du miséreux en haillons. Serres rapprochait un album du dernier Hergé du roman picaresque. Néanmoins, malgré ses nombreux avatars, le Général Alcazar ne connaît jamais le pain sec et l'eau du cachot. Son rival le Général Tapioca le ferait seulement fusiller.