Tiziano Dorandi, faisant la genèse du récit que Laërce donne de la vie de Speusippe, distingue deux types de sources : les unes favorables et les autres défavorables. C’est d’après lui à ces dernières qu’il faudrait associer la dénonciation du tempérament colérique du philosophe, dont Laërce ne rapporte qu’une seule manifestation :
« Dans un accès de fureur, il jeta son petit chien dans un puits » (IV 1)
Cette violence contre un animal n'est pas commune dans les Vies, comme il est aussi rarissime de voir le philosophe en compagnie d'un animal domestique, tant le souci philosophique du détachement semble passer, entre autres, par une absence de liens avec les bêtes. Ainsi Speusippe, au moment même où il se défait du petit chien, trahit l'idéal d'indépendance et d'autarcie, vu que le rejet de l'animal n'est que pure passion et non libération des dépendances déraisonnables. Mais cela, je pourrais l'écrire à propos de n'importe quel autre philosophe antique.
Je dois plutôt prendre en compte que ce geste est fait par un philosophe platonicien. Or, le platonisme n'a pas radicalement séparé les hommes des animaux, très différent en cela de la tradition cartésienne qui instaurera une coupure radicale entre l'humain et l'animal par la réduction de celui-ci à une machinerie certes complexe mais dépourvue d' esprit, d' âme, de sensibilité.
Platon a en effet défendu la théorie de la transmigration des âmes qu' Elisabeth de Fontenay dans Le silence des bêtes (la philosophie à l'épreuve de l'animalité) (1998) propose d'appeler, s'appuyant sur une innovation de P-M Schuhl, "métensomatose" plutôt que "métemsycose" puisque "c'est à travers (meta) des corps (sôma, somata) qu'une même âme circule." (p.67).
Un tel déplacement des âmes obéit à une loi simple: plus une âme s'éloigne du Vrai, plus elle s'animalise. Le monde animal est donc lui-même hiérarchisé: au sommet, près du Ciel, les oiseaux; tout en bas, au contact de la Terre même, les animaux rampants, tels les serpents, mais encore plus bas les poissons, les coquillages.
Entre les deux, les quadrupèdes, et parmi eux le petit chien de Speusippe, qui ne mérite certainement pas de descendre encore plus, au fond d'un trou liquide, rejoindre les créatures bien plus éloignées que lui du Ciel.
Et puis, même s'il s'agit d'un petit chien, Speusippe dont Laërce dit qu' "il resta fidèle aux doctrines de Platon" (1) aurait dû se rappeler du passage de La République où son maître ne trouve pas mieux pour mesurer la valeur des guerriers qui défendront la Cité Juste que de les comparer à de bons chiens de garde:
" - C'est quelque chose, repris-je, que tu observeras aussi chez les chiens, et qui vaut même qu'on s'en émerveille de la part d'une bête. - En quoi cela consiste-t-il ? - En ce que, en voyant quelqu'un qu'il ne connaît pas, il lui témoigne de l'hostilité, bien qu'auparavant cet homme ne lui ait fait aucun mal; si c'est au contraire quelqu'un qu'il connaît, il lui témoigne de l'amitié, même si jusqu'à présent il n'a de sa part reçu rien de bon. Est-ce que tu ne t'es pas encore émerveillé de cela ? - Jusqu'ici, je n'y avais pas fait grande attention, dit-il. Mais que sans doute le chien se comporte ainsi cela est clair. - Eh bien ! en cela se révèle vraiment cette caractéristique intéressante de son naturel qui le fait philosophe authentiquement (voilà un passage qui révulserait un lecteur cartésien !). - Et en ce que, répondis-je, il n'y a pas d'autre caractère qui lui serve à distinguer comme amie et comme ennemie l'image qu'il a devant les yeux, sinon que l'une, il la connaît bien, et que l'autre, il l'ignore. Eh quoi ? comment n'y aurait-il pas désir de connaître, là où expérience acquise et ignorance servent à distinguer ce qui est de la famille et ce qui y est étranger ? - Comment alors ce désir ferait-il défaut, répondit-il, je ne le vois pas du tout ! - Hé! mais, repris-je, désir de connaître et amour du savoir, ou philosophie, c'est bien une même chose ? - Une même chose en effet, dit-il." (II 376 a-b trad. de Léon Robin)
Speusippe, en jetant le petit chien loin de lui et en le tuant par cela même, s'est trompé d'ennemi: c'est sa propre corporéité qu'il aurait dû étouffer pour s'élever à la hauteur de ceux qui ont toujours su que les petits chiens ne sont pas si loin qu'on ne se l'imagine des philosophes et sont même encore plus près des mauvais philosophes !
Commentaires
De Fontenay cite Rimbaud pour illustrer quel sera le ton de son livre sur la bête… Rimbaud veille sur les pages à venir : « Voleur de feu. Il est chargé de l’humanité des animaux mêmes. (p. 26) » Difficile de lui passer la ponctuation qu’elle n’a pas respectée. La phrase originale est :
« Il est chargé de l’humanité, des animaux mêmes. » La virgule arrache le sens et montre que Fontenay ne craint pas de déformer pour se faire aimer des animaux...
Elisabeth de Fontenay arrache aussi le sens de la philosophie cynique. Elle décrit ces philosophes comme des « stoïciens en puissance » qui cherchent vainement à se métamorphoser en chien. Pourtant, il me parait évident que se torcher le cul avec de la neige en aboyant n’est qu’un moyen. Faire le chien n’égale pas vouloir « être » un chien… (Puis, il suffit de lire comment les stoïciens traitent du cynisme pour comprendre qu’il y a eu déformation pour se l’accaparer.
Quant au cynique se torchant le c... avec de la neige en aboyant, vous ne manquez pas là d'imagination; la seule chose dont je me souviens, c'est que Diogène se roulait dans la neige et l'été embrassait les brûlantes statues de pierre, ce qui n'était qu'une manière de cultiver l'endurance et la résistance.
Vous avez en revanche raison de souligner que c'est discutable de voir le stoïcisme comme un développement du cynisme; je ne trouve dans le cynisme ni une cosmologie providentialiste, ni ce qui en découle, je veux dire, le respect des devoirs et des ordres établis. Mais, à ce propos, ça vaut la peine de lire attentivement dans les Entretiens d'Epictète les passages consacrés aux cyniques.
Le rire est la première impulsion de franchise. Démocrite parle aussi d’une langue tranchée : « le franc-parler est le propre de la liberté » Matérialiste et agnostique, Démocrite abolit la divinité en la retranchant dans l’asile de l’ignorance ou des superstitions reconnaissant que « les choses divines sont conçues par la raison humaine.» Sa sagesse refuse les arrières mondes, le dogme et les paroles en l’air : « Il faut dire la vérité et ne pas trop parler.» Ainsi, l’aphorisme concentre sa pensée et défie les verbiages sourds, ses gestes dénient l’inflation des mots vides ; l’ironie brise l’illusion ; et enfin le rire méchant éclate les hypocrisies… L’acte est roc et la langue est tranchée : parole, orage, glace et sang finissent par former un givre commun : le cynisme.
Sa philosophie ne se nourrit que de la concrétisation de ses expériences : « C’est dans les actes et dans la conduite qu’il faut rechercher la vertu.»
Parallèlement, il prône l’apathie : « Pour vivre tranquillement, s’occuper le moins possible ; ne pas se mêler d’affaires public ou privée» ; l’autarcie : « s’accoutumer à prendre plaisir de soi-même» ; le dénuement vertueux : « le bonheur ne réside ni dans le troupeau, ni dans l’or.»
L’apathie, l’autarcie, l’agnosticisme, le franc-parler, la méchanceté du rire et la liberté traversent Démocrite et définissent le cynisme…
Et si je peux me permettre, tant que j’y suis, il nous manque ce rire déployé exercé par les philosophes antiques… En effet, si on compte les morts : y’a Dieu d’abord, puis l’Homme et enfin le rire de la conscience solitaire. Aujourd’hui, en riant, on a l'impression d'adhérer à un cercle de lutte alors qu'on ne reproduit qu'un châtiment lubrifié. L'humour assure la banalisation de l'oppression et des manipulations... Ce n'est pas une conscience critique, c'est un divertissement anesthésiant, la colère se transforme en joie, l'indignation en jubilation... Le rire n'est absolument plus subversif. L'insolence a changé e côté... Le rire critique et subversif est fini, il est mort avec le dernier souffle de grelot du bouffon céleste… Oh oui… Philosophes antiques au secours