vendredi 13 avril 2012

L’homme, mouche et vers (Nietzsche / Locke)

Quand on lit les premières lignes de Vérité et mensonge au sens extra-moral, écrit par Nietzsche en 1873, on a un frisson cioranesque causé par l’adoption refroidissante du point de vue de Sirius :
« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. »
Quelques lignes plus loin, Nietzsche compare l’homme à une mouche :
« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » ( Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)
Or, bien que, mieux, parce que croyant en un Dieu infini, Locke a eu recours à une comparaison proche et ayant la même fonction : réviser à la baisse la valeur de la connaissance humaine.
« Si l’homme n’avait reçu que quatre de ces sens, les qualités qui sont les objets du cinquième sens, auraient été aussi éloignées de notre connaissance, imagination et conception, que le sont présentement les qualités qui appartiennent aux sixième, septième ou huitième sens, que nous supposons possibles, et dont on ne saurait dire, sans une grande présomption, que quelques autres créatures ne puissent être enrichies, dans quelque autre partie de ce vaste Univers. Car quiconque n’aura pas la vanité ridicule de s’élever au-dessus de tout ce qui est sorti de la main du Créateur, mais considérera sérieusement l’immensité de ce prodigieux édifice, et la grande variété qui paraît sur la Terre, cette petite et si peu considérable partie de l’Univers sur laquelle il se trouve placé, sera porté à croire que dans d’autres habitations de cet Univers il peut y avoir d’autres êtres intelligents dont les facultés lui sont aussi peu connues, que les sens ou l’entendement de l’homme sont connus à un ver (c’est moi qui souligne) caché dans le fond de son cabinet. »
Toutes choses égales par ailleurs, la comparaison lockéenne est encore plus humiliante que celle inventée par Nietzsche. Au moins la mouche explore, le ver, rampant lui, est coincé dans un sombre recoin !
Fontenelle, trois ans plus tôt, dans l’Entretien sur la pluralité des mondes était resté beaucoup plus pusillanime dans son évocation des habitants non-humains de la Terre.

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