mardi 2 décembre 2025

Vivre en déterministe au quotidien (14) : le fatalisme du Jacques de Diderot (5)

On a beau être déterministe : notre action n'est pas celle du professeur de physique qui répète pour ses élèves une manip sans surprise destinée à illustrer une loi bien établie. Nous n'agissons pas au sein d'un monde clos et archiconnu. 
Nous allons voir aujourd'hui comment Jacques a une manière d'agir qui, dans le feu même de l'action, met en scène son incertitude fondamentale sur les résultats de son action. Mais son incertitude, à lui, est de type fataliste, et non déterministe.

Au petit matin, le maître, qui craint la vengeance des brigands, est pressé :

" Le maître : Il fait jour.
Jacques : Cela se peut."

Le domestique sait bien qu'il fait jour mais son doute ne porte pas sur le fait du jour mais sur la conclusion à en tirer. Pour le maître, celle-ci ne fait aucun doute :

" Le maître : Lève-toi donc.
Jacques : Pourquoi ? "

Encore le doute sur ce qu'annonce le lever alors que dans le contexte d'urgence où les deux se trouvent, il va de soi ordinairement que se lever doit précéder partir vite :

" Le maître : Pour sortir d'ici au plus vite.
Jacques : Pourquoi ?
Le maître : Parce que nous y sommes mal.
Jacques : Qui le sait et si nous serons mieux ailleurs ?
Le maître : Jacques ? 
Jacques : Eh bien, Jacques, Jacques. Quel diable d'homme êtes-vous ?
Le maître : Quel diable d'homme  es-tu ? .... Jacques, mon ami, je t'en prie."

C'est paradoxal : le plus assuré des deux dans la réussite de ses calculs n'est pas celui qui croit à l'implacable destin. 
En fait Jacques doute que le but qu'il vise à travers ses actions coïncide avec le but déjà fixé par le destin. C'est en cela qu'il est fataliste : l'avenir est déjà décidé, quoi qu'il fasse, d'où ses actions inactives, sa prudence imprudente. 
Il pense ainsi gagner sur les deux plans : celui de l'action (par exemple, il ralentit la sortie des brigands hors de leur chambre en emportant avec lui leurs clés) et celui de la connaissance (s'il ne s'investit pas dans l'action prudente à fond, c'est parce qu'il pense que son succès ne dépend pas de lui et que sa prudence n'aura de l'effet que s'il a déjà été décidé quelle sera payante). 
Il est comme un joueur qui craignant que les dés ne soient pipés, ne joue qu'a moitié. On voit sur le vif ce que veut dire paresseux dans l'expression connue : " le fatalisme paresseux ".
Le déterministe ne peut, lui, pas être paresseux par principe, car il sait que l'avenir est déterminé non avant son action mais aussi par son action (ou son inaction). 
L'incertitude de Jacques n'est donc pas celle du déterministe qui sait qu'au-delà d'un certain seuil temporel on ne peut pas compter sur les effets de ses actions ; elle est celle de celui qui craint d'être doublé par le destin.
Nous ne sommes donc pas étonnés de le voir s'habiller sans se presser et marcher au pas alors que le maître veut prendre le trot, ce dernier repérant alors ce qu'il juge de l'incohérence au niveau de l'action :

" Le maître : Et si tu veux gagner du temps, pourquoi aller au petit pas comme tu fais ?
Jacques : C'est que faute de savoir ce qui est écrit là haut on ne sait ni ce qu'on veut, ni ce qu'on fait, et qu'on suit sa fantaisie qu'on appelle raison, ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie, qui tourne tantôt bien, tantôt mal."

Le déterministe peut répondre à Jacques que, si le destin était déjà fixé, il n'y aurait rien à vouloir et rien à faire : nous serions tels des marionnettes dotées de conscience, réduites à attendre donc les mouvements  causés  en nous par le destin marionnettiste.
On comprend bien que l'idée selon laquelle tout est déjà calculé sans nous conduit à une révision à la baisse de la valeur de la raison. En effet, si on donne du prix à la raison, c'est parce qu'on pense que par son calcul (celui des moyens les plus efficaces en vue d'un but), elle est une des causes de l'action réussie. Si mes actions sont déjà fixées, je garde certes la possibilité de calculer mais comme une marionnette qui, fondamentalement inerte, anticiperait imaginairement par les mouvements qu'on lui a déjà fait faire ceux qui lui restent à faire : on voit bien alors que c'est une réflexion privée de toute maîtrise de l'action.
Rien d'étonnant alors à ce que Jacques le fataliste ne sépare pas clairement imaginer de raisonner, donnant seulement au lecteur à choisir entre une imagination élevée au rang de raison et une raison rabaissée au niveau de l'imagination.

Jacques rappelle alors les propos de son capitaine :
" (...) Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition, dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder  les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets à espérer ou à craindre pour l'avenir.
Le maître : Et tu entendais quelque chose à cela ? "

Ce que nous, nous entendons à cela, c'est que le capitaine ici caractérise la prudence comme peut le faire un déterministe, précisément avec prudence. En effet le complexité des effets à venir des causes présentes rend incertaines sur le moyen terme ou long terme les actions les plus prudentes. Le déterministe sait en effet qu'il intervient non dans un circuit fermé, comme on l'a vu plus haut, mais dans un monde ouvert et largement inconnu.
Ce qu'entend Jacques, lui, nous fait comprendre qu'il ne peut s'empêcher de rajouter au constat déterministe d'un avenir indéterminable quelques formules manifestement fatalistes ou, mieux, que son capitaine est, comme lui-même, de l'espèce fataliste :

" Jacques : Assurément, peu à peu je m'étais fait à sa langue. Mais, disait-il, qui peut se vanter d'avoir assez d'expérience ? Celui qui s'est flatté d'en être le mieux pourvu n'a-t-il jamais été dupe ? Et puis, y a-t-il un homme capable d'apprécier juste les circonstances où il se trouve ? Le calcul qui se fait dans nos têtes, et celui qui est arrêté sur le registre d'en haut, sont deux calculs bien différents. Est-ce nous qui menons le destin, ou bien est-ce le destin qui nous mène ? "

J'interrompts Jacques pour lui répondre : ni l'un, ni l'autre ! Ni meneur, ni mené ! Producteur produit, comme disait Pierre Bourdieu, ou bien nécessité nécessitante ! Mais revenons à Jacques :

" Combien de projets sagement concertés ont manqué, et combien manqueront ! Combien de projets insensés ont réussi, et combien réussiront ! C'est ce que mon capitaine me répétait, après la prise de Berg-op-Zoom et celle du Port-Mahon ; et il ajoutait que la prudence ne nous assurait point un bon succès, mais qu'elle nous consolait et nous excusait d'un mauvais.  Aussi dormait-il la veille d'une action sous sa tente, comme dans sa garnison, et allait-il au feu comme au bal. C'est bien de lui que vous vous seriez écrié : Quel diable d'homme ! ".

Ces lignes donnent une autre image de la raison et de la prudence que dans les propos initiaux de Jacques: si, malgré l'échec,  la prudence passée console et excuse, c'est qu'elle a permis de faire au mieux et qu'en faisant au mieux on a  fait aussi de son mieux,  manifestant le meilleur de soi-même. 
Le sommeil tranquille est celui alors du déterministe lucide, qui a évité à la fois le fatalisme paresseux et le volontarisme naïf. 
Mais c'est vrai que le fataliste et le volontariste ont aussi leurs raisons à eux de bien dormir.



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