dimanche 14 décembre 2025

Cours élémentaire de philosophie (10) : l'inconscient (4)

Vous avez nécessairement entendu parler de ce qu'on appelle la cure psychanalytique. Combien de films, de séries montrant un.e psychanalyste écoutant parler une personne couchée sur un divan !
Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est de vous montrer que ce que va dire cette personne au psychanalystique ne ressemble  en rien à ce qu'elle est habituée à dire  partout ailleurs.
En effet, dans toutes les relations que vous avez avec les autres (vos parents, vos amis, des étrangers, etc.), vous ne dites pas certaines choses. 
Même dans une relation intime où vous vous confiez à une personne précise, il y a des idées qui vous passent par la tête que vous ne dites pas parce que vous les trouvez hors-sujet. Il y a aussi beaucoup d'échanges où vous cachez certaines choses parce qu'elles vous gênent par exemple ou sont douloureuses. Dit autrement, vous ne dites jamais complètement ni exactement tout ce qui vous vient à l'esprit, et cela, même avec la personne avec laquelle vous vous sentez le mieux. Une des raisons est qu'en fait n'importe quoi nous vient à l'esprit : vous avez dû remarquer que, même dans les moments où vous cherchez à vous concentrer, des idées complètement étrangères à ce que vous faites, vous viennent à l'esprit, avec plus ou moins d'insistance. C'est pourquoi quand on apprend à faire de la méditation, par exemple, quand on apprend à se concentrer seulement sur son souffle, ce n'est pas du tout facile car on est tout le temps dérangé par des souvenirs, des projets, etc.
Or la règle avec le psychanalyste freudien est que vous lui disiez non seulement tout ce que vous avez caché aux autres et aussi à vous-même (quand, par exemple, vous chassez de votre esprit une idée qui vous est pénible), mais aussi tout ce qui vient à l'esprit.
Vous ne ferez plus alors de distinction entre les pensées importantes, à dire (bien sûr, l'importance varie en fonction du contexte : ce qui est important à dire chez le boulanger n'est pas ce qui est important à dire chez le médecin) et les pensées parasites. Tout ce qui vous passe par la tête est important pour le psychanalyste, même si c'est pour vous incohérent, ridicule, déplacé, insignifiant, etc.
" Et si rien ne me vient à l'esprit ? " demanderez-vous. Eh bien, alors vous vous tairez, ça sera le silence mais votre psychanalyste saura que ce n'est pas le silence de celui qui a honte et qui ne veut pas dire quelque chose ; ça ne sera pas un silence gêné ou coupable, ça sera le silence de celui qui n'a rien à dire car rien ne lui vient à l'esprit. En général, un tel silence ne dure pas longtemps.
La conséquence de tout cela, c'est que vous ne pouvez pas savoir d'avance ce que vous allez dire à votre psychanalyste : vous êtes complètement différent de l'acteur qui a appris son rôle.

On peut alors de demander à quoi peut bien servir ce flux de paroles par forcément centré, pas forcément cohérent, pas forcément intéressant (vous voyez par contraste que le médecin, lui, vous demande de vous centrer sur la raison pour laquelle vous le consultez, d'être cohérent et si possible, de dire des choses significatives).
Mais le psychanalyste n'est pas un médecin !
C'est un interprète : il ne va pas croire à ce que vous dites, il va se demander pour quelles raisons vous dites ce que vous dites au moment où vous le dites. Il va interpréter ce que vous dites pendant la séance comme on interprète un lapsus, en cherchant à identifier quelque chose qui n'est pas dit mais qui explique pourquoi vous dites ce que vous dites au moment où vous le dites. Pour un psychanalyste, sous le sens apparent de ce que vous dites, il y a un sens caché, que vous ne pouvez pas dire.
Plus précisément, il va chercher à identifier ce qui, dans vos paroles, expriment une pulsion qui vous est inconsciente ou une surveillance de votre surmoi, dont vous n'avez pas connaissance.
Au fil des séances (une cure psychanalytique dure des mois, voire des années), le psychanalyste va vous familiariser avec votre inconscient et votre surmoi, pour vous aider à comprendre comment vous " fonctionnez " avec les autres, étant entendu qu'en général vous le consultez parce quelque chose ne marche pas dans les relations avec vous-même et/ou avec les autres.
" Et il me donnera des médicaments ? ". Non, ce sont les psychiatres - qui sont des médecins - qui sont autorisés à donner, si besoin est, des médicaments. Le psychanalyste, en fait, ne vous soigne pas : en vous écoutant et en interprétant ce que vous dites à la lumière de la théorie de la psychanalyse (dont nous n'avons vu que quelques éléments), il fait que vous vous voyez vous-même sous un jour nouveau, ce qui inévitablement vous conduit à ne plus vous conduire comme avant (imaginez le cas suivant : Monsieur X arrive chez le psychanalyste en étant persuadé que tous les autres sont ses ennemis et lui en veulent ; petit à petit, tout au long des séances, le psychanalyste le conduit à penser que c'est lui qui voit tout le monde comme ennemi et en veut à tous : inévitablement, il en ressortira transformé !).

On vient de réaliser à quel point les mots qu'on dit et ceux qu'on nous dit jouent un rôle important dans la conscience qu'on a de soi et des autres. Il est temps de se consacrer désormais à une réflexion sur le langage.


jeudi 11 décembre 2025

Cours élémentaire de philosophie (9) : l'inconscient (3)

Notre problème était le suivant : nous avons bien conscience que certains de nos désirs, en rapport avec la sexualité et l'agressivité, se heurtent à des interdits. Ces désirs, nous pouvons les maintenir secrets ou les confier à des intimes ou les réaliser mais ils ne sont pas du tout inconscients. On a conscience que la société s'oppose à nous sur ce plan. Pourquoi donc ajouter à nos désirs conscients mais difficilement irréalisables d'autres désirs inconscients, qui seraient contenus dans ce que Freud a appelé précisément l'inconscient ? La clé de la réponse va être qu'en réalité on n'a pas vraiment conscience de tout ce que la société nous fait.

C'est ici qu'il faut parler du surmoi. Il faut d'abord prendre le mot (inventé par Freud) à la lettre : en moi, il y a quelque chose qui pèse sur moi.
Pour en prendre conscience, réfléchissez à ce qu'on appelle la mauvaise conscience. On n'a pas mauvaise conscience par rapport à la société mais par rapport à des parents, des frères et soeurs, des amis, etc. Dans un tel cas, on a conscience qu'on leur a fait quelque chose qu'on n'aurait pas dû leur faire (par exemple, on a trahi un secret, désobéi, etc.) : on a conscience d'avoir commis à leur égard une faute. C'est un sentiment désagréable : pour cette raison, on peut par exemple s'efforcer de penser à autre chose. Mais dans certains cas, la mauvaise conscience est envahissante et très douloureuse.

Mais d'où vient cette mauvaise conscience ? 
1) De nous-même (par exemple, on aurait en nous un sens du bien et du mal) ? 
2) De Dieu (par exemple, Dieu nous ferait des reproches) ? 
3) De la société ?

Si on observe l'évolution d'un bébé, on perçoit qu'il ne semble pas avoir mauvaise conscience et que la mauvaise conscience prend du temps pour s'installer en lui. En fait ce sont ceux qui s'occupent de l'enfant qui vont, bien avant qu'il puisse les comprendre, lui dire avec un certain ton et un certain comportement   des phrases commençant par Il ne faut pas, Il faut, Tu dois, etc.

Mais le problème se repose : pourquoi disent-ils cela ? 
1) Parce qu'ils ont un sens inné (est inné quelque chose avec lequel on naît) du bien et du mal et que le petit enfant, lui, n'est pas encore assez mûr pour prendre conscience de ce sens du bien et du mal qu'il a en lui ? 
2) Parce que Dieu leur commande le bien et le mal et que le petit enfant n'est pas encore assez grand pour prendre conscience de la voix de Dieu ?
3) Parce que la société où ils vivent les a dressés pour faire respecter des interdits ?

La psychanalyse n'a pas réglé ce problème mais a opté pour l'option 3 ! Dit autrement, si quelqu'un s'interdit certaines choses ou s'oblige à faire certaines choses, c'est parce que la société, par l'intermédiaire des parents, l' a éduqué dans cette direction. 

Mais comment passe-t-on d'une situation où le petit enfant bute sur des interdits (comme on bute sur un obstacle extérieur à soi, un caillou sur un chemin) à une situation où on s'interdit soi-même quelque chose ?
C'est ici qu'on revient au surmoi : dans mon esprit, une partie, le surmoi, me donne des ordres, me punit (par la mauvaise conscience) si je n'y obéis pas, me récompense si j'y obéis (par la bonne conscience !). Cette partie se constitue avec le temps par l'intermédiaire de l'éducation. Pour Freud, la conscience religieuse comme la conscience morale sont des produits de la société, rien de plus. 
Quand j'ai mauvaise conscience, la partie en moi qui est la porte-parole des règles de la société, a le dessus, si on peut dire.

Seulement la conscience que j'ai spontanément du surmoi est très incomplète, pense Freud. Bien sûr j'ai conscience que mon surmoi me pousse à condamner certains de mes désirs mais je n'ai pas conscience que le surmoi m'empêche aussi de penser à certains désirs dont je n'ai donc jamais conscience et qui sont précisément les pulsions inconscientes, sexuelles et/ou agressives. Si bien que si je m'efforçais de réaliser tous mes désirs conscients, il resterait encore les désirs dont je n'ai pas conscience parce qu'en moi le gardien des règles de la société m' empêche d'en prendre conscience, sans que je le sache
Il faut bien comprendre ce point : si quelqu'un nous dit " ne pense pas à ça ! ", il nous y fait penser (on a conscience de cette chose) ; c'est nous qui pouvons nous dire à nous-même, " ne pense pas à ça ! ". Quand le surmoi empêche nos pulsions inconscientes de devenir conscientes et d'être réalisées, alors tout cela se passe sans que nous en prenions conscience.
On réalise vite que ce n'est donc pas en demandant à quelqu'un ce qu'il se cache à lui-même qu'on peut connaître son inconscient, car s'il se cache quelque chose à lui-même, il en a assez conscience pour savoir qu'il doit se le cacher !

Nous verrons la prochaine fois ce que Freud a imaginé pour parvenir à connaître les pulsions inconscientes de ses patients.


jeudi 4 décembre 2025

Cours élémentaire de philosophie (8) : l'inconscient (2)

En général, vous avez entendu parler de l'inconscient avant de commencer à philosopher. Même si au début l'idée de Freud a été rejetée, en partie parce qu'elle peut être vue comme rabaissante, aujourd'hui elle est entrée dans les opinions toutes faites  (attention !) : on pense alors qu'on a un inconscient comme on a un coeur. Assez souvent l'idée plaît parce que ça nous donne de la  richesse, de la profondeur, du mystère ; c'est clair en effet que ça aplatit l'esprit si on le réduit à ce dont on a conscience. 
Reste que, si on réfléchit un peu, on se demande comment on peut connaître l'inconscient. En effet ce n'est pas une partie du corps ; soi-même, on n'en a pas conscience, quant aux autres, ça va de soi qu'ils n'ont pas conscience du tout de mon esprit ! Alors comment l'a-t-on identifié ? 

Freud est parti d'une maladie qu'on appelait autrefois l'hystérie (le terme aujourd'hui est trop dépréciatif, on parle donc désormais de troubles neurologiques fonctionnels), qui est une maladie bizarre, car les hystériques ont  des symptômes perturbants, physiques (par exemple, des douleurs, des paralysies, etc.) et/ou psychiques (par exemple, ils perdent des souvenirs, ils ont l'esprit confus, etc.), mais quand on les examine médicalement, ils sont normaux, en particulier leur cerveau fonctionne bien.
Ces symptômes qui font souffrir les patients, n'ont à première vue aucun sens ni pour le patient lui-même, ni pour son entourage. Freud leur en a pourtant donné un en les interprétant comme des expressions de l'inconscient : l'inconscient " parlerait ", enverrait des messages, se manifesterait à travers ces symptômes. 
On comprend donc que l'inconscient n'est jamais observé en direct, il est toujours approché, constitué, reconstitué grâce à l'interprétation comme étant ce qui se cache derrière ce qui se montre. Ce qui se montre, ça peut être des symptômes hystériques ou  des lapsus ou n'importe quelle conduite involontaire qu'on ne s'explique pas (des paroles incohérentes, des oublis bizarres, etc.).

Mais un problème se pose, voici pourquoi : dans certaines maladies graves du cerveau, les patients ont aussi des symptômes physiques et psychologiques qu'ils ne comprennent pas, mais dans un tel cas, on ne cherche pas de message, on ne cherche pas de signification. On soigne en cherchant les causes physiques de ces symptômes (ça peut être par exemple une tumeur au cerveau) et en intervenant, dans la mesure du possible, sur elles. Bien sûr on sait que, dans le cas de ce qu'on appelait l'hystérie, on ne trouve aucune cause cérébrale ou organique de ces symptômes, mais tout un courant de pensée défend quand même l'idée que les causes sont aussi organiques mais qu'on n'a pas encore les moyens de les identifier. Et donc on inventerait l'inconscient pour " expliquer " quelque chose qui en fait n'aurait pas plus de sens, de signification, de message qu'une tumeur au cerveau et qui serait un jour vraiment expliqué quand on connaîtrait encore mieux le cerveau. 
Le problème est donc de savoir si on a raison de parler de l'inconscient en en faisant quelquefois comme une sorte de deuxième personne en nous (" c'est mon inconscient qui me fait faire cela ", dira-t-on) ou si on devrait plutôt chercher à expliquer les symptômes physiques par des causes seulement physiques et les symptômes psychologiques par des causes seulement psychologiques mais sans faire référence à cette réalité assez mystérieuse qu'est l'inconscient.

On comprend pourquoi l'inconscient a une existence discutable, mais voyons tout de même ce qu'il est pour ceux qui croient dans son existence : qu'est-ce qu'il y a dans l'inconscient ? Qu'est-ce qui s'exprime à travers les symptômes, les conduites bizarres qu'on ne peut pas expliquer par nous-même ?
Autrefois on disait qu'il y a des instincts dans l'inconscient, aujourd'hui on parle généralement de pulsions.
Pulsion, c'est la même racine que poussée : dans l'inconscient, quelque chose fait pression, exerce une poussée. On va préciser la nature de ces pulsions en ajoutant l'adjectif que vous devinez sans doute parce que, depuis des décennies, c'est devenu aussi une opinion toute faite (attention !) de caractériser les pulsions par cet adjectif : pulsions sexuelles.
On peut alors s'étonner car on a conscience de la sexualité, de notre sexualité et, en plus, on nous en parle tout le temps sur les réseaux sociaux, dans les journaux, dans les films, etc. Certes, mais dans toutes les sociétés, y compris dans la nôtre, il y a des interdits concernant la sexualité : ils varient selon le temps et l'espace mais il y a toujours des règles (par exemple dans la nôtre, il doit y avoir consentement mutuel entre les partenaires, etc.). Dans la société autrichienne dans laquelle Freud vivait au début du 20ème siècle, les interdits étaient beaucoup plus nombreux que dans la nôtre (par exemple, les jeunes filles devaient arriver vierges au mariage, etc.). Or, qui dit interdit dit répression : interdire quelque chose, c'est empêcher sa réalisation, son existence. Et précisément la pulsion sexuelle inconsciente est le désir sexuel irréalisable parce qu'interdit dans la société. Elle est donc gardée à l'intérieur, étouffée mais comme la vapeur qui sort un peu de la cocotte-minute, elle s'échappe et se manifeste précisément par ces conduites bizarres, anormales dont on a parlé plus haut.
On voit donc qu' une réflexion sur l'inconscient conduit à une réflexion sur la société : la société, en interdisant certaines conduites jugées immorales, canalise, organise, règle la sexualité. Freud a pensé que la poussée sexuelle, qui ne pouvait pas passer dans les canaux autorisés, prévus par la société, cherchait à passer coûte que coûte par d'autres voies. Vous devinez que Freud a trouvé aussi dans l'inconscient des pulsions agressives, car toute société avec des variations condamne la violence, canalise l'agressivité et réprime ses manifestations jugées immorales.
Mais, si on réfléchit un peu, on se dit : " On est conscient du fait qu'il y a des interdits, des règles et que certains de nos désirs ne peuvent pas être satisfaits ! On appelle cela quelquefois nos fantasmes ! Il n'y a rien d'inconscient ! Et quand on massacre des bonhommes dans les jeux vidéos, on sait bien qu'on ne le ferait jamais dans la réalité, parce que c'est mal ! "
Pour clarifier ce point, nous parlerons la prochaine fois d'une réalité un peu moins connue que celle de l'inconscient, celle du surmoi.


mardi 2 décembre 2025

Vivre en déterministe au quotidien (14) : le fatalisme du Jacques de Diderot (5)

On a beau être déterministe : notre action n'est pas celle du professeur de physique qui répète pour ses élèves une manip sans surprise destinée à illustrer une loi bien établie. Nous n'agissons pas au sein d'un monde clos et archiconnu. 
Nous allons voir aujourd'hui comment Jacques a une manière d'agir qui, dans le feu même de l'action, met en scène son incertitude fondamentale sur les résultats de son action. Mais son incertitude, à lui, est de type fataliste, et non déterministe.

Au petit matin, le maître, qui craint la vengeance des brigands, est pressé :

" Le maître : Il fait jour.
Jacques : Cela se peut."

Le domestique sait bien qu'il fait jour mais son doute ne porte pas sur le fait du jour mais sur la conclusion à en tirer. Pour le maître, celle-ci ne fait aucun doute :

" Le maître : Lève-toi donc.
Jacques : Pourquoi ? "

Encore le doute sur ce qu'annonce le lever alors que dans le contexte d'urgence où les deux se trouvent, il va de soi ordinairement que se lever doit précéder partir vite :

" Le maître : Pour sortir d'ici au plus vite.
Jacques : Pourquoi ?
Le maître : Parce que nous y sommes mal.
Jacques : Qui le sait et si nous serons mieux ailleurs ?
Le maître : Jacques ? 
Jacques : Eh bien, Jacques, Jacques. Quel diable d'homme êtes-vous ?
Le maître : Quel diable d'homme  es-tu ? .... Jacques, mon ami, je t'en prie."

C'est paradoxal : le plus assuré des deux dans la réussite de ses calculs n'est pas celui qui croit à l'implacable destin. 
En fait Jacques doute que le but qu'il vise à travers ses actions coïncide avec le but déjà fixé par le destin. C'est en cela qu'il est fataliste : l'avenir est déjà décidé, quoi qu'il fasse, d'où ses actions inactives, sa prudence imprudente. 
Il pense ainsi gagner sur les deux plans : celui de l'action (par exemple, il ralentit la sortie des brigands hors de leur chambre en emportant avec lui leurs clés) et celui de la connaissance (s'il ne s'investit pas dans l'action prudente à fond, c'est parce qu'il pense que son succès ne dépend pas de lui et que sa prudence n'aura de l'effet que s'il a déjà été décidé quelle sera payante). 
Il est comme un joueur qui craignant que les dés ne soient pipés, ne joue qu'a moitié. On voit sur le vif ce que veut dire paresseux dans l'expression connue : " le fatalisme paresseux ".
Le déterministe ne peut, lui, pas être paresseux par principe, car il sait que l'avenir est déterminé non avant son action mais aussi par son action (ou son inaction). 
L'incertitude de Jacques n'est donc pas celle du déterministe qui sait qu'au-delà d'un certain seuil temporel on ne peut pas compter sur les effets de ses actions ; elle est celle de celui qui craint d'être doublé par le destin.
Nous ne sommes donc pas étonnés de le voir s'habiller sans se presser et marcher au pas alors que le maître veut prendre le trot, ce dernier repérant alors ce qu'il juge de l'incohérence au niveau de l'action :

" Le maître : Et si tu veux gagner du temps, pourquoi aller au petit pas comme tu fais ?
Jacques : C'est que faute de savoir ce qui est écrit là haut on ne sait ni ce qu'on veut, ni ce qu'on fait, et qu'on suit sa fantaisie qu'on appelle raison, ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie, qui tourne tantôt bien, tantôt mal."

Le déterministe peut répondre à Jacques que, si le destin était déjà fixé, il n'y aurait rien à vouloir et rien à faire : nous serions tels des marionnettes dotées de conscience, réduites à attendre donc les mouvements  causés  en nous par le destin marionnettiste.
On comprend bien que l'idée selon laquelle tout est déjà calculé sans nous conduit à une révision à la baisse de la valeur de la raison. En effet, si on donne du prix à la raison, c'est parce qu'on pense que par son calcul (celui des moyens les plus efficaces en vue d'un but), elle est une des causes de l'action réussie. Si mes actions sont déjà fixées, je garde certes la possibilité de calculer mais comme une marionnette qui, fondamentalement inerte, anticiperait imaginairement par les mouvements qu'on lui a déjà fait faire ceux qui lui restent à faire : on voit bien alors que c'est une réflexion privée de toute maîtrise de l'action.
Rien d'étonnant alors à ce que Jacques le fataliste ne sépare pas clairement imaginer de raisonner, donnant seulement au lecteur à choisir entre une imagination élevée au rang de raison et une raison rabaissée au niveau de l'imagination.

Jacques rappelle alors les propos de son capitaine :
" (...) Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition, dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder  les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets à espérer ou à craindre pour l'avenir.
Le maître : Et tu entendais quelque chose à cela ? "

Ce que nous, nous entendons à cela, c'est que le capitaine ici caractérise la prudence comme peut le faire un déterministe, précisément avec prudence. En effet le complexité des effets à venir des causes présentes rend incertaines sur le moyen terme ou long terme les actions les plus prudentes. Le déterministe sait en effet qu'il intervient non dans un circuit fermé, comme on l'a vu plus haut, mais dans un monde ouvert et largement inconnu.
Ce qu'entend Jacques, lui, nous fait comprendre qu'il ne peut s'empêcher de rajouter au constat déterministe d'un avenir indéterminable quelques formules manifestement fatalistes ou, mieux, que son capitaine est, comme lui-même, de l'espèce fataliste :

" Jacques : Assurément, peu à peu je m'étais fait à sa langue. Mais, disait-il, qui peut se vanter d'avoir assez d'expérience ? Celui qui s'est flatté d'en être le mieux pourvu n'a-t-il jamais été dupe ? Et puis, y a-t-il un homme capable d'apprécier juste les circonstances où il se trouve ? Le calcul qui se fait dans nos têtes, et celui qui est arrêté sur le registre d'en haut, sont deux calculs bien différents. Est-ce nous qui menons le destin, ou bien est-ce le destin qui nous mène ? "

J'interrompts Jacques pour lui répondre : ni l'un, ni l'autre ! Ni meneur, ni mené ! Producteur produit, comme disait Pierre Bourdieu, ou bien nécessité nécessitante ! Mais revenons à Jacques :

" Combien de projets sagement concertés ont manqué, et combien manqueront ! Combien de projets insensés ont réussi, et combien réussiront ! C'est ce que mon capitaine me répétait, après la prise de Berg-op-Zoom et celle du Port-Mahon ; et il ajoutait que la prudence ne nous assurait point un bon succès, mais qu'elle nous consolait et nous excusait d'un mauvais.  Aussi dormait-il la veille d'une action sous sa tente, comme dans sa garnison, et allait-il au feu comme au bal. C'est bien de lui que vous vous seriez écrié : Quel diable d'homme ! ".

Ces lignes donnent une autre image de la raison et de la prudence que dans les propos initiaux de Jacques: si, malgré l'échec,  la prudence passée console et excuse, c'est qu'elle a permis de faire au mieux et qu'en faisant au mieux on a  fait aussi de son mieux,  manifestant le meilleur de soi-même. 
Le sommeil tranquille est celui alors du déterministe lucide, qui a évité à la fois le fatalisme paresseux et le volontarisme naïf. 
Mais c'est vrai que le fataliste et le volontariste ont aussi leurs raisons à eux de bien dormir.



lundi 1 décembre 2025

Cours élémentaire de philosophie (7) : l'inconscient (1)

Quand, dans la conversation de tous les jours, quelqu'un parle de " l'inconscient ", on pense spontanément qu'on désigne ainsi une personne de sexe masculin qui, soit  a perdu connaissance, soit est irresponsable, irréfléchie, imprudente et dangereuse pour elle et/ou pour les autres.
Dans les deux cas, on fait tout le possible pour qu'elle sorte de son inconscience : on la réanime ou on agit sur elle en vue de la rendre réfléchie (par l'éducation, par la punition, par l'aide psychologique, par des médicaments, etc.).
Tout cela est si simple que vous vous doutez bien que l'inconscient, qui entre en scène aujourd'hui, celui qui est au programme des classes de philosophie, n'est pas cet inconscient dont je viens de parler.

Pour se familiariser avec l'inconscient au sens où on en parle dans les cours de philosophie, on va partir d'une situation ordinaire : ça nous est arrivé déjà à toutes et à tous de dire ou d'écrire un autre mot que celui qu'on veut dire ou écrire ; à une telle occasion, on parle de lapsus. 
Ce lapsus, qui est gênant ou pas, amusant ou pas, remarqué ou pas par celui qui le fait et/ou par les autres, peut être expliqué par le manque d'attention, la fatigue, etc. Si c'est le cas, la solution est simple pour que ça ne se reproduise plus : se reposer, se concentrer, etc.
Mais vous savez que de ce lapsus, on dit ordinairement aussi qu'il est révélateur. De quoi ? De quelque chose que je ne voudrais pas dire ou écrire mais qui, malgré ma volonté, sortirait quand même de ma bouche ou de mon stylo.
Quand on explique un lapsus de cette manière, on dit qu'on l'interprète : interpréter, c'est ici donner une signification à quelque chose, lui donner un sens, affirmer que la chose veut dire quelque chose, qu' elle correspond à une intention, à un message. 
On voit immédiatement que ce n'est pas pertinent de tout interpréter : par exemple, le cycle de la lune  a des causes (en rapport avec la position de la Lune par rapport à la Terre et au Soleil, etc.) mais il ne veut rien dire, sauf si on croit dans un dieu ou une déesse de la Lune qui enverrait des messages aux humains par l'intermédiaire de ce que nous voyons de notre satellite. On voit aussi immédiatement qu'il y a des choses qu'on ne peut pas ne pas interpréter, comme les oeuvres d'art (c'est ordinaire et justifié de parler dans ce domaine de messages, de significations, d'intentions). Mais, pour le lapsus, ce n'est en effet pas évident de savoir s'il faut l'interpréter ou pas.
C'est pour cette raison que la personne, à qui on dit que son lapsus est révélateur, a deux manières de réagir : soit refuser l'interprétation en disant que son lapsus a juste des causes, par exemple elle a très mal au ventre et ne prête pas beaucoup d'intérêt à ce qu'elle dit ; soit accepter l'interprétation.
Si elle accepte l'interprétation, deux cas se présentent : soit la personne a conscience de ce qu'elle se retenait de dire quelque chose (parce que ça la gênait, parce que c'était interdit d'en parler, etc.), soit elle  n'en avait pas conscience.
C'est ce dernier cas qui va nous mettre sur la voie de ce qu'on appelle l'inconscient : en effet cette personne doit donc reconnaître qu'il y a en elle, dans son esprit, quelque chose qu'elle ne connaît pas et qui s'exprime malgré elle en plein jour. On voit immédiatement alors la relation avec le problème de la conscience : s'il y a dans l'esprit de chacun quelque chose comme ce dont je viens de parler, la conscience est très limitée car elle ne  connaît pas cette chose et, en même temps, ne la contrôle pas. À la question : ma conscience me donne-t-elle une connaissance de moi-même ? on devrait donc  répondre que, s'il y a un inconscient, cette connaissance est forcément partielle et insuffisante. 

Cette chose, depuis la découverte de la psychanalyse par Sigmund Freud au début du 20ème siècle, on l'appelle l'inconscient. À vrai dire, pour ne pas vous tromper, je devrais écrire : depuis la découverte ou l'invention de la psychanalyse, car en effet certains philosophes (comme Alain par exemple) ont pensé que l'inconscient est non une réalité découverte, comme l'Amérique ou le virus du Sida, mais une invention, comme Madame Bovary (or, Madame Bovary, on en parle, mais elle n'a jamais existé réellement, c'est-à-dire autrement que comme un personnage de Gustave Flaubert). Cela dit, comme les philosophes qui reconnaissent l'inconscient sont vraiment majoritaires, on va dans ce cours partir de l'idée qu'il existe réellement.

Mais première question : s'il existe réellement, pourquoi on le découvre si tard ? En effet, si on dit que les hommes philosophent depuis 2500 ans à peu près, à cette échelle, la découverte de l'inconscient est récente. Or, si l'inconscient existe, il est au coeur de soi. Comment quelque chose qui est central dans l'être humain, peut-il être ignoré pendant des millénaires ? Cela paraît d'autant plus incompréhensible que la conscience nous éclaire sur ce que nous sommes et sur ce que nous faisons ! D'où vient alors cet aveuglement ?
Freud a son explication : il dit que les hommes ont d'abord pris pour des vérités incontestables les idées qui les flattaient, qui leur plaisaient, qui leur donnaient en fait le beau rôle. Ainsi ils ont cru 1) que la Terre était au centre de l'Univers, 2) que les animaux étaient très différents des humains, qui, eux, ressemblaient à Dieu et étaient les rois de la création, et 3) que chaque homme sait qui il est grâce à la conscience de soi et se contrôle grâce à sa volonté. 
Or, ces idées qui font du bien à l'amour-propre, la science, explique Freud,  les a réfutées, avec Copernic pour la première et Darwin pour la seconde : 1) la Terre est une petite planète aux abords d'une petite étoile parmi les 100 à  400 milliards d'étoiles de notre galaxie, qui n'est elle-même qu'une parmi les 100 à 200 milliards d'autres galaxies ; 2) les animaux et les humains (et les végétaux) ont tous les mêmes ancêtres : des micro-organismes primitifs. Reste, dit Freud, l'idée élevée que l'homme se fait de lui-même : alors que les animaux ont des instincts, ne sont pas maîtres d'eux-mêmes et doivent être dressés, les humains sont, croient-ils, maîtres d'eux, et peuvent contrôler leurs désirs.
Or, Freud pense être le scientifique qui va faire découvrir aux hommes qu'ils ont dans leur esprit une partie qu'ils ne maîtrisent pas et qu'ils ignorent complètement.
Nous verrons de plus près ce qu'il met dans cette partie de l'esprit, dont il s'attribue la découverte.

Le texte de Freud auquel ce cours fait référence est de 1916, c'est un court article intitulé " Une difficulté de la psychanalyse ". Il peut être lu sur http://lvc.philo.free.fr/Freud%20Difficult%C3%A9.pdf


vendredi 28 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie (6) : la conscience (2)

Si je me demande comment  je suis physiquement parlant, ai-je beaucoup de certitudes ? Bien sûr je peux me placer devant une glace et m'observer ; quoi de mieux alors que la conscience que je prends  de mon visage en me regardant, pour me renseigner sur ses caractéristiques ? Mais  je sais aussi que je ne peux pas observer directement certaines zones de mon corps, je sais aussi bien que je ne dispose pas de connaissances fiables sur ce qui s'y passe à l'intérieur.
On répondra : " Pas de problèmes ! Les autres sont là pour ça ! ". Oui, s'ils méritent ma confiance, alors je saurai bien comment est mon corps à tel endroit ou ce qui se passe dans tel organe, etc.

Certes, mais si je m'interroge sur ce que je suis du point de vue de mon esprit, de mon mental, comme on dit ?

Avant de réfléchir un peu plus à cette question, notez qu'on parle de soi, en se divisant en deux : le physique et le mental. Or, on ne doit pas oublier que philosopher, c'est ne pas tenir pour vraies les opinions toutes faites. 
Appliquons cette règle à notre point de départ : la distinction que nous faisons en nous entre deux parties (le corps et l'esprit) est-elle une opinion toute faite (dont on devrait donc se débarrasser  pour mieux réfléchir) ou est-elle une réalité de base de laquelle on ne peut pas se passer pour réfléchir ? Suis-je deux réalités ? Ou une seule divisible en deux ? Ou plus de deux ? 
On laissera pour l'instant ce problème mais on réalise déjà que philosopher peut nous conduire à mettre en doute des manières de penser qui sont tellement des évidences, tellement spontanées pour nous dans la vie ordinaire, qu'on n'en prend même pas conscience.

Je reviens donc à ma question : j'aimerais bien en effet pouvoir me caractériser d'un point de vue psychologique.
À ce niveau, il semble que la conscience que j'ai de moi me donne vraiment une supériorité sur les autres pour savoir qui je suis. En effet, à part les moments où je dors, je sais ce que je fais tout le temps alors que les autres ne sont avec moi que de temps en temps. Même une personne intime ne me suit pas comme mon ombre. Il y a donc des actions de moi que les autres ne connaissent pas. En plus, je ne déclare pas tout ce que je pense et je dis quelquefois ce que je ne pense pas, mais les pensées que j'ai, par la conscience, précisément je les connais.
La conscience paraît donc fiable !
Oui, mais depuis quand dans ma vie ? J'avais sans doute conscience dès ma naissance ou même avant, mais je n'en ai pas le souvenir et ce sont les autres (leurs paroles, leurs témoignages) ou les images faites par les autres (les photos, les vidéos, etc.) qui doivent me renseigner sur moi. On dira que c'est le passé et qu'on en a fini une fois pour toutes de cette situation de dépendance.
Pas sûr : pourquoi prend-on tant de plaisir à voir des films sur lesquels nous sommes ? N'est-ce pas, entre autres, parce que nous voyons alors en nous des choses (des gestes, des mimiques, des manières d'être, etc.) dont nous n'avons pas conscience au moment de les faire  ?  Une chose est par exemple parler aux autres ou danser, une autre est de se voir parler aux autres ou danser.
Reste que dans cette situation que je viens d'envisager, c'est encore la conscience que j'ai qui me renseigne bien sur moi, sauf que je passe par des images faites par les autres.
D'accord, mais pensez aux situations où vous apprenez quelque chose de nouveau, par exemple, un sport, un instrument de musique. Il ne suffit pas, pour savoir ce que je fais vraiment, que je me voie en train de courir, de sauter, etc. ou que je m'entende en train de jouer. Il faut encore que mon entraîneur, mon professeur, etc. m'éclaire grâce à son expérience sur ce que je fais : " là, c'est bien ! " ou " ici, c'est catastrophique ! ". La conscience que j'avais de faire quelque chose ne me suffisait pas pour savoir ce que je faisais en réalité. Je ne peux donc pas compter sur elle seule pour connaître au moins certaines de mes actions.
Oui, mais pour les pensées, ce n'est tout de même pas, pareil ! La preuve : je peux garder des pensées secrètes toute ma vie.
C'est vrai pour les secrets. Mais je ne peux pas garder en tête mes pensées toute ma vie : mes pensées vont et viennent, elles m'échappent ; quelquefois j'oublie ce que je pensais et les autres me le rappellent en me redisant mes paroles. Je n'ai pas conscience de toutes les pensées que j'ai eues. Il semble que j'en ai conscience successivement. Je peux en effet me dire ce que je pense maintenant et ce n'est même pas toujours le cas : par moments je ne sais pas ce que je pense. 
Et quand j'ai une pensée, qu'est-ce qu'elle vaut ? Par exemple est-ce une pensée toute faite ? Est-ce une pensée vraie ? Est-ce une bonne pensée ? Sur ces points, je peux avoir des certitudes. Mais pensons à la personne endoctrinée par une secte qui a la certitude que ce qu'elle pense est vrai alors que c'est, au moins, douteux, sinon faux pour les personnes étrangères à la secte. 
On voit ainsi apparaître le problème : la conscience que j'ai de moi est-elle une connaissance vraie de moi ?
Face à cette question, on pourrait se dire que c'est une question propre à soi, qu'elle n'a rien de philosophique. 
En réalité, elle est d'abord généralisable aux autres : l'autre  personne peut aussi bien que moi se la poser. Ensuite elle n'est pas relative à une époque historique donnée : cela ne veut pas dire que les hommes qui vivaient, disons, il y a trois mille ans pouvaient se poser cette même question (ils avaient vraisemblablement d'autres soucis), mais c'est sensé de se poser cette question à leur sujet : la conscience que ces hommes si distants de nous dans le temps avaient d'eux-mêmes était-elle une connaissance vraie d'eux-mêmes ? On voit enfin qu'on ne peut pas imaginer un monde futur où cette question deviendrait dépassée, obsolète : quels progrès techniques, quels progrès scientifiques pourraient faire que la question de la valeur de la conscience de soi du point de vue de la connaissance de soi cesse de se poser ? Il y a en somme une sorte d'intemporalité de la question qui est caractéristique, non de tous les  problèmes philosophiques mais des plus fondamentaux. On comprend qu'on  découvre ce problème philosophique à partir de soi mais que ce n'est pas un problème personnel, comme peut l'être un problème d'argent, d'amour ou de santé. 

      Bientôt pour approfondir ce problème, nous ferons connaissance avec le thème de l'inconscient.









C


lundi 24 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie (5) : la conscience (1)

Il n'y a pas un ordre fixe pour commencer à découvrir les problèmes philosophiques. 
Je choisis la conscience car rien, on va le voir, ne nous est plus intime, plus proche qu'elle. Et pourtant peut-être n'avez-vous jamais pensé à elle ! En effet, vous avez nécessairement déjà pensé à votre tête ou plus largement à votre corps,  mais vous n'avez pas forcément déjà pensé à votre conscience.

C'est néanmoins facile d'arriver jusqu'à elle : partez pour cela de n'importe quelle question que vous vous posez sur vous-même, par exemple, quand vous vous demandez si vous êtes belle, si vous êtes beau. 
Vous réalisez qu'en vous interrogeant sur vous, vous faites quelque chose que les choses qui vous entourent ne peuvent pas faire. Par exemple votre portable est beau ou pas, mais n'est pas capable de se demander s'il l'est. 
Si autour de vous il y a un animal domestique (un chien, un chat, un serpent, un poisson rouge, un hamster, etc.), est-il capable, lui, de s'interroger sur lui-même ? Et la mouche qui tourne autour de vous ? Vous ne savez pas trop sans doute.
En tout cas, vous avez découvert cette capacité, que vous-même  avez, de vous poser des questions sur vous, sur un plan physique ou pas. C'est elle qu'on appelle la conscience. Vous ne savez certes pas bien quels sont les autres êtres qui l'ont aussi mais vous, vous l'avez.

Cette conscience, vous la perdez régulièrement : chaque matin, au réveil, si vous ne vous souvenez pas de vos rêves et si votre sommeil a été ininterrompu, vous réalisez que vous n'aviez plus pendant quelques heures cette capacité de vous observer et de vous interroger sur vous-même. En la perdant, vous avez perdu en même temps la capacité de percevoir le monde extérieur (par la vue, l'ouïe, le goût, le tact, l'odorat) et d'y réagir (du moins vous avez perdu la capacité de connaître à chaque instant ce qui se passe autour de vous : en effet si vous aviez perdu vraiment la capacité de percevoir, vous ne pourriez pas, par exemple, entendre votre réveil...). 
C'est aussi cela,  avoir conscience : c'est pouvoir observer ce qui vous entoure et se poser des questions sur ce qui vous entoure. Vous aviez conscience de la présence de votre animal préféré à votre côté, de la mouche, de votre portable, vous pouviez vous interroger sur eux.
Cette conscience, on la perd aussi, mais plus rarement dans l'évanouissement, dans le coma. 
Quand on la retrouve, on entre à nouveau en relation avec soi-même (on se voit par exemple) et avec le monde extérieur, on sait ce qu'on fait, on sait ce qui se passe et on peut s'interroger sur ce qu'on fait et sur ce qui se passe. 

Si on vous demande si les autres personnes l'ont aussi, vous allez sans doute répondre " bien sûr ". Vous pouvez même me dire en vous moquant un peu de moi : " C'est comme si vous me demandiez si les autres ont aussi une tête ! ". Je vous répondrai alors que c'est tout à fait différent. 
Voici pourquoi : la tête des autres personnes est comme la vôtre, vous la voyez, vous pouvez la toucher, vous la percevez en somme. 
Mais la conscience d'autrui, vous ne la percevez pas. La vôtre, non plus, vous ne la percevez pas avec vos cinq sens. Si par exemple pour des raisons médicales, on vous fait un IRM (une radio) de votre cerveau, le radiologue pourra ensuite vous  faire voir votre cerveau à partir de son image, mais on ne peut pas faire une radio de votre conscience, car la conscience est quelque chose d'immatériel (est immatériel ce qui ne peut pas être perçu par les cinq sens, même avec des microscopes et des télescopes).

Cette conscience, que vous ne verrez jamais, pas plus chez autrui qu'en vous, vous permet donc de vous interroger sur vous mais aussi de vous interroger sur vos interrogations : par exemple, à un premier degré, vous vous demandez si vous êtes belle ou beau, mais vous pouvez vous demander si cette question que vous venez de poser est une question importante ou pas ; si vous vous dites par exemple : " c'est une question au fond sans intérêt ", à nouveau vous pouvez interroger cette réponse en vous demandant si elle réellement vraie, etc. On voit vite ainsi que cette capacité de questionner les questions, de questionner les réponses, ouvre la voie à la réflexion. Par la conscience on est capable de réfléchir à ce qu'on est et à ce qui se passe et bien sûr de réfléchir à la valeur, à l'intérêt, à la vérité de nos réflexions sur ce qu'on est et sur ce qui se passe, les dernières réflexions pouvant toujours être l'objet de nouveaux questionnements.

Ainsi par la conscience, je suis en quelque sorte condamné à me poser des questions. Ceux qui disent qu'ils n'aiment pas les questions ont, s'ils ne sont pas de purs perroquets qui répètent des phrases qu'ils ne comprennent pas, questionné l'intérêt de poser des questions et ont conclu que les questions ne valent rien. Bien sûr on peut étouffer le questionnement en soi-même ou chez les autres (" ne te pose pas de questions ! "), mais le questionnement, l'interrogation sur soi et tout ce qui nous entoure nous constitue. On ne peut pas se transformer en chose.

À ce stade, on ne voit aucun problème de la conscience. On va le faire apparaître quand on va questionner la conscience (prendre conscience de la conscience en somme)  et se demander si ce qu'elle nous apprend sur nous-même est digne ou non de confiance.





dimanche 23 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (4)

On a vu dès le départ que la philosophie n'est pas la science, car ce qui caractérise la science, c'est qu'elle ne s'interroge pas sur elle-même, mais sur son objet. Ainsi, " qu'est-ce qu'un triangle ? " est une question de géométrie, mais " qu'est-ce que la géométrie ? " n'est pas une question de géométrie, c'est une question sur la géométrie. Or, je le répète : " qu'est-ce que la philosophie ? " est une question (même un problème) philosophique.

On ne peut donc pas dire que les philosophes sont des scientifiques. Cela dit, la recherche philosophique et la recherche scientifique ont un point commun : elles ont comme ennemi les opinions toutes faites et les religions quand ces dernières prétendent détenir la vérité sur les problèmes scientifiques et les problèmes philosophiques.

Il faut en effet bien distinguer les problèmes philosophiques des problèmes scientifiques. Prenons un problème scientifique, précisément un problème d'astrobiologie (ou exobiologie) : y a-t-il de la vie dans l'Univers ailleurs que sur la Terre ? Pour l'instant on ne dispose sur cette question que d'opinions, c'est-à-dire de croyances dont on ne peut pas prouver qu'elles sont vraies. Demandons-nous comment les spécialistes de ce problème vont progresser pour remplacer les multiples opinions par un savoir incontestable : on voit vite qu'il s'agit pour eux d'amplifier les expériences, de multiplier les observations. Si on met les mathématiques de côté, on peut dire que toutes les sciences ont comme caractéristique de résoudre les problèmes par la découverte de faits auparavant inconnus (physiques ou chimiques ou biologiques ou psychologiques ou sociologiques, etc) et cela par l'observation et l'expérience. Or, on ne résoud pas les problèmes philosophiques en découvrant des faits auparavant inconnus.

Prenons par exemple le problème philosophique suivant : faut-il toujours respecter le vivant ? Bien sûr la connaissance de certains faits est indispensable pour comprendre le problème : ainsi il faut savoir définir ce qu'est le fait pour un être d'être vivant (notons bien qu'on ne va donc pas seulement traiter de l'être humain). Cela dit, on voit vite que ce n'est pas en étudiant les manuels de biologie qu'on va progresser dans la compréhension du problème, car les livres en question ne feront qu'augmenter notre connaissance des faits biologiques. Or, la question posée fait référence au respect et exige qu'on identifie ce qu'est le respect ou les respects, s'il y en a de plusieurs types. Pour faire vite ici, on dira que respecter quelque chose, c'est  reconnaître la valeur (le prix, l'importance) de quelque chose, ici celle du vivant. 
Nous venons de trouver ici un premier moyen de distinguer un problème philosophique d'un problème scientifique : le problème scientifique ne porte jamais sur la valeur mais sur le fait (c'est pour cette raison que le problème de la valeur du vivant n'est pas une question au programme de la biologie, car celle-ci a comme objet le fait de la vie).

Revenons à notre problème philosophique : comment progresser dans sa résolution si sa solution n'est pas contenue dans des faits ? Il faut pour cela s'interroger (qui n'aime pas s'interroger n'aimera pas philosopher !) non sur les mots mais sur leur sens : respecter le vivant, est-ce seulement reconnaître sa valeur ? Il semble que non : que dirait-on de quelqu'un qui torture un animal et dit qu'il le respecte ? Qu'il ne sait pas ce qu'il dit ! En effet respecter le vivant, c'est aussi se conduire de certaines manières, lesquelles alors ? etc. Cela dit, on aura beau approfondir dans cette direction, le problème ne sera pas bien identifié si on ne prend pas en compte tous les mots du problème : on se demande en effet s'il faut toujours respecter le vivant, ce qui nous permet d'évoquer deux autres positions possibles, qu'il ne faut jamais le respecter ou qu'il faut quelquefois le respecter. Enfin on se demande non si on peut respecter le vivant (est-ce réalisable ?) mais s'il faut (est-ce obligatoire ?, question qui suppose donc que c'est réalisable).

En lisant vite ce que je viens d'écrire, on pourrait conclure que la philosophie ne porte pas sur les choses mais sur les mots. Les mauvaises langues pourraient même aller jusqu'à dire que les philosophes jouent avec ou sur les mots, ce qui semblerait bien superficiel, vu que les choses nous posent déjà tant de problèmes ! Mais il n'en est rien : la philosophie ne s'amuse pas avec les mots ! En voici la preuve : dans le problème qui nous intéresse, on s'interroge bien sur ce qu'est le vivant (pas le mot " vivant "), on se demande si cette réalité qu'est le vivant doit être toujours ou non respectée (on ne se demande pas seulement ce que veut dire le mot " respectée " en français). Certes il se trouve que ce problème concernant ces choses que sont le vivant et le respect ne peut pas être réglé et encore moins compris si on ne connaît pas bien le sens des mots que l'on emploie. 

On peut en conclure que peu importe la langue que l'on parle, il faut cependant bien la maîtriser pour s'initier aux problèmes philosophiques. Sinon on mélangera tout : par exemple on se demandera s'il faut toujours aimer les êtres vivants (mais on peut, qui sait ?, ne pas aimer ce qu' on respecte ou ne pas respecter ce qu'on aime : est-ce que je respecte ce gâteau que j'aime tant ?) ou toujours s'y intéresser (mais s'intéresser à la Lune, ça veut dire la respecter !).

Les philosophes et les scientifiques ne font donc pas le même job. Cela dit, les philosophes ont besoin des scientifiques car, si les problèmes philosophiques ne se réduisent pas à des questions de faits, ils supposent quand même une connaissance des faits qu'ils mentionnent et les scientifiques ont besoin des philosophes quand ils cherchent à clarifier des problèmes qui ne sont pas scientifiques, comme par exemple : " qu'est-ce que les sciences ? ". On peut donc voir les uns et les autres comme des alliés.

La prochaine fois, on réfléchira sur les problèmes philosophiques portant sur la conscience, qui est donc la première notion du programme que l'on abordera.

mercredi 19 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (3)

À l'origine, la philosophie a bien eu comme ennemi la religion. Certes la formule est un peu simple mais elle résume la situation que je vais présenter. 
À Athènes, au cinquième siècle avant Jésus-Christ, Platon dans ses dialogues parle pour la première fois de la philosophia (φιλοσοφια) et du philosophos (φιλοσοφος), donc de la philosophie et du philosophe. Socrate, qui a réellement existé, est aussi, dans les dialogues, le philosophe par excellence.
Étymologiquement, le philosophe est celui qui aime, recherche, poursuit - on traduit par ces trois mots le sens du verbe philein (φιλέω) - la sagesse, mot qui traduit ordinairement le mot grec sophia (σοφια). Philosopher, c'est donc chercher. En effet le philosophe reconnaît ne pas avoir ce qu'il aimerait avoir, la sagesse, et donc la recherche activement.
Or, avec l' histoire racontée par Homère dans l'Iliade et l'Odyssée, les Grecs ont, depuis bien longtemps avant l'apparition de la philosophie, une explication du monde et des hommes, un guide de vie, une forme de sagesse, qu'on désigne aujourd'hui sous le nom de mythologie et qu'on peut voir comme la religion des Grecs anciens. C'est, à l'école, dans l'Iliade et l'Odyssée que les enfants grecs apprennent à lire et à découvrir la réalité.
C'est donc clair que si les philosophes partent à la recherche de la sagesse, alors que eux aussi ont découvert le monde dans Homère, c'est qu'ils ne donnent pas de valeur à la mythologie, autrement dit à leur religion. En effet si les histoires d'Homère ne leur suffisent pas, c'est qu'ils recherchent des vérités qu'ils peuvent comprendre par eux-mêmes en s'appuyant sur la raison et l'expérience. Or, les mythes sont des récits auxquels on doit croire parce que Homère les a transmis mais ni la raison ni l'expérience ne peuvent les justifier.
À partir de là, on comprend que les philosophes vont dénoncer la religion chaque fois que celle-ci condamne la philosophie comme inutile, vu que, elle, la religion apporte la Réponse à tous les problèmes posés par la philosophie. Contre le fanatisme religieux, les philosophes vont s'appuyer sur la raison et l'expérience pour obtenir une forme de sagesse qui reposera donc sur la réflexion et non sur la croyance aveugle dans plusieurs dieux ou dans un seul.
Bien sûr penser cela ne revient pas à dire que les croyants ne peuvent pas raisonner, argumenter, observer à partir de leurs croyances religieuses (par exemple, ceux qui voient dans tout être humain un être à l'image de Dieu,  peuvent conclure qu'ils doivent condamner toutes les conduites qui rabaissent les humains). Le cadre religieux n'empêche donc en rien la réflexion approfondie, mais ce que veulent les philosophes, c'est réfléchir hors-cadre, si on peut dire : les cadres religieux vont toujours les intéresser (la religion est une notion au programme) mais ils ne veulent pas se limiter à raisonner dans les limites de ces cadres, car tous reposent sur une foi, une croyance aveugle.
Certains philosophes, au cours de la longue histoire de la philosophie - environ 2500 ans - ont cependant donné une grande importance au cadre religieux et y ont eux-mêmes cru (il y a donc des philosophes musulmans, juifs, chrétiens : Pascal au 17ème siècle est un philosophe chrétien de première importance). Mais, dans la mesure où ils philosophent, ils ne se contentent pas de leur religion pour régler les problèmes qui se posent à leur intelligence, ils avancent aussi grâce à  leur capacité personnelle de raisonner et à leur réflexion sur l'expérience du monde qui est la leur.
Pour résumer, la religion est une cible des philosophes principalement quand elle se présente sous la forme d'opinions religieuses toutes faites, hostiles à la libre réflexion.
À ce stade, on peut se demander si les philosophes ne ressemblent pas aux scientifiques. Ceux-ci, comme Galilée au 17ème siècle ou Darwin au 19ème siècle, ne se sont-ils pas aussi opposés aux opinions toutes faites et aux religions quand elles font  obstacle à la recherche scientifique ?

dimanche 16 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (2)

Comment donc définir en gros la philosophie ? Comment cerner ce qui unit tous les philosophes ?

D'abord depuis l' Antiquité, la philosophie  a un ennemi qu'elle déteste. En grec ancien, le mot qui désigne cet ennemi haïssable, c'est δοξα, doxa, la doxa. Ce mot, usuellement on le traduit en français par opinion
À première vue, on ne comprend pas pourquoi l'opinion serait ennemie. En effet on a plutôt tendance à aimer l'opinion, et même à aimer les opinions (il semble même que plus il y en a, mieux c'est). Spontanément on lui donne du prix, de la valeur. Aussi, quand soi-même on n'a pas d'opinion sur un sujet, on se sent généralement bête, on peut aller jusqu'à avoir honte par rapport à ceux qui en ont déjà une. Aussi, quand on la trouve cette opinion,  on y tient , on peut même la chérir et la défendre dans les discussions. En tout cas, même si on est timide et qu'on n'ose pas participer aux discussions, en général on donne de la valeur aux sociétés qui laissent leurs membres avoir les opinions qu'ils veulent et qui les autorisent aussi à dire leurs opinions en public et à en débattre. Vu tout cela, ça paraît étrange, voire inquiétant de faire de l'opinion un ennemi.
En réalité, l'opinion que les philosophes n'aiment pas, c'est l'opinion toute faite. celle qu'on n'aime pas plus qu'eux ! Celle qu'on reproche aux autres d'avoir, celle qu'on espère, soi-même, ne pas avoir : on aime en effet avoir une opinion personnelle, c'est-à-dire une opinion, correspondant à quelque chose que l'on a compris par soi-même. Et les philosophes n'ont rien contre l'opinion personnelle, pourvu qu'elle soit vraiment personnelle. Or on peut avoir des opinions qu'on appelle personnelles - parce qu'on y tient vraiment, parce qu'elles font corps avec soi - mais qui ne sont pas personnelles au sens où elles n'ont pas été élaborées, réfléchies par soi-même.
En effet, imaginons un enfant naissant dans un milieu, disons, raciste. Pour sa famille, le racisme va de soi, est une évidence. Un tel enfant va donc être nourri d'opinions racistes : il va apprendre à parler et à lire dans un monde familial raciste ; en général, lui-même va finir par " parler raciste " car les premières opinions de l'enfant sont ordinairement celles de sa famille, d'autant plus qu'il n'entendra pas autour de lui d'autres opinions que celles de cette même famille. Donc, si on entend par opinion personnelle une opinion dont on ne veut pas, dont on ne peut pas se défaire, cet enfant a une opinion personnelle et dira peut-être  à la cantonnade qu'il en a bel et bien une. Pourtant, pour les philosophes (pour les sociologues aussi - les sociologues sont les scientifiques qui étudient les sociétés -), leur opinion est conformiste : c'est l'opinion d'un groupe, d'un milieu, d'une classe. On pourrait aller jusqu'à dire qu'elle est même impersonnelle.

Ce sont donc les opinions conformistes qui ont été, qui sont et qui seront toujours les ennemies de la philosophie, au sens où les philosophes n'aiment pas qu'elles se présentent comme indiscutablement vraies, mais aussi au sens où, souvent, les porteurs de telles opinions n'aiment pas la philosophie : en effet, pourquoi se mettraient-ils  à faire de la philosophie, c'est-à-dire  à faire quelque chose de nouveau, d'inconnu, s'ils  disposent déjà de la vérité à la maison, chez eux ?
On peut en effet affirmer que, si on se lance dans la philosophie, c'est qu'on n'a pas déjà la vérité à la maison. 
De cela, on peut déduire que la philosophie ne se confond pas avec la religion. Car en effet beaucoup de familles (musulmanes, juives, chrétiennes, etc.), en ayant la religion à la maison, pensent avoir du même coup la vérité à la maison. Mais alors peut-on aller jusqu'à dire que la religion est un deuxième ennemi de la philosophie ?

samedi 15 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (1)

 Je commence ici une série de billets à fonction explicitement pédagogique ; je les écris à destination des grands adolescents, disons, de ceux qui sont, au plus tôt, en  Seconde. Je les mets en ligne avec l'idée que des objections pourront m'être faites, des idées pourront m'être données afin de rendre meilleure cette initiation à la philosophie, qui sera avant tout une initiation aux problèmes philosophiques posés par les thèmes au programme : la conscience, l'art, l'État, etc. Dans mon esprit, l'ensemble de ce cours doit rester maniable pour un jeune qui cherche à s'orienter, à se repérer dans la philosophie. Il sera donc beaucoup trop simplificateur pour les étudiants en philosophie : disons que c'est un cours élémentaire à destination des classes de Terminale.

" Qu'est-ce que la philosophie ? " 
On peut se poser cette question sans jamais avoir entendu parler de la philosophie : c'est alors une question du même type que " qu'est-ce que la dendrochronologie ? ".
Mais, généralement, on a entendu parler de la philosophie avant de se poser la question, et donc quand on la pose, on demande en fait : " qu'est-ce que c'est, vraiment, la philosophie ? ".
Cela dit, même les gens qui connaissent la philosophie de près, dit autrement, qui en font, peuvent se poser cette question : les philosophes se demandent donc ce qu'est la philosophie. Cette question est même une question philosophique : quand on cherche à y répondre, on fait déjà de la philosophie. 
Ce fait permet de remarquer l'originalité de la philosophie par rapport aux mathématiques  ou à tout ce qu'on apprend d'autre à l'école, au lycée, à l' Université : par exemple, " qu'est-ce que les mathématiques ? " n'est pas une question mathématique, " qu'est-ce que la médecine ? " n'est pas une question médicale, " qu'est-ce que la littérature ? " n'est pas une question littéraire, etc. Si des mathématiciens cherchent à répondre à la question " qu'est-ce que les mathématiques ?", à ce moment-là, ils ne font pas, ils ne font plus de mathématiques, ils sortent des maths pour ainsi dire. Comme on sort de la médecine, quand on s'interroge sur " qu'est-ce que la médecine ? ". Idem pour la littérature.

Ceci dit, on aimerait bien, pour commencer, connaître la réponse à cette question donc philosophique : " qu'est-ce que la philosophie ? ".
Oui, bien sûr, malheureusement, elle n'est pas facile à donner.
Ce n'est pas une question ordinaire comme " quelle heure est-il ? " ou " combien de kilomètres entre Grenoble et Chambéry ? ". En effet ces deux questions ne posent aucun problème. Il y a d'ailleurs une foule de questions, plus difficiles, qui ne posent, elles non plus, aucun problème : " quelle est la vitesse de la lumière ? " ou " combien font (a + b) au carré ? ". En effet ces questions font partie des questions scientifiques résolues.
Or, il y a problème (une question est problématique) quand, même les plus compétents dans le domaine en question, ne s'accordent pas sur la réponse à donner à la question. C'est vrai des problèmes scientifiques : " Y a-t-il dans l'Univers de la vie ailleurs que sur Terre ? ", comme des problèmes philosophiques. " Qu'est-ce que la philosophie ? " est précisément un problème philosophique.

Cela peut paraître bien décourageant pour un début : si on ne sait même pas ce qu' est la philosophie, comment savoir si ça vaut le coup d'en faire ? En réalité, un tel découragement n'est pas vraiment justifié. Voici pourquoi : si les philosophes ne s'accordent pas sur une réponse détaillée à la question : " qu'est-ce que la philosophie ? ", ils s'entendent en gros sur une telle réponse. Et pour commencer, cette réponse approximative, un peu vague certes, va suffire.


dimanche 9 novembre 2025

Vivre en déterministe au quotidien (13) : le fatalisme du Jacques de Diderot (4)

Dans la Réfutation d' Helvétius, Diderot écrit : " On est devenu philosophe dans ses systèmes, et l'on reste peuple dans son propos." On peut voir cette série de billets sur le détermisme au quotidien comme l'effort fait par un déterminisme systématique pour être moins peuple dans ses propos de tous les jours ! Continuons donc !

Jacques a finalement eu raison à lui seul de la douzaine de brigands, parvenant à les neutraliser en les enfermant dans leur chambre. Quand il rentre dans la sienne, il s'y barricade, " racontant froidement et succinctement à son maître le détail de son expédition." Le maître qui, lui, n'a pu pendant l'épisode se maîtriser en rien ( " (...) incertain sur la manière dont cette aventure finirait, (il) l'attendait en tremblant.") dit à son domestique :
" Jacques, quel diable d'homme es-tu ? Tu crois donc...
JACQUES : Je ne crois ni ne décrois.
LE MAÎTRE : S'ils avaient refusé de se coucher ?
JACQUES : Cela était impossible.
LE MAÎTRE : Pourquoi ?
JACQUES : Parce qu'ils ne l'ont pas fait.
LE MAÎTRE : S'ils se relevaient ?
JACQUES : Tant pis ou tant mieux.
LE MAÎTRE : Si... si... si... etc
JACQUES : Si... si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout à l'heure vous avez cru que je courais un grand danger et rien n'était plus faux ; à présent vous vous croyez en grand danger, et rien n'est peut-être encore plus faux. Tous dans cette maison nous avons peur les uns des autres, ce qui prouve que nous sommes tous des sots ; et tout en discourant ainsi, le voilà déshabillé, couché et endormi. Son maître, en mangeant à son tour un morceau de pain noir et buvant un coup de mauvais vin, prêtait l'oreille autour de lui, regardait Jacques qui ronflait, et disait : " quel diable d'homme est-ce là ? " (ibid., p. 675)

Relevons d'abord le paradoxe : ce Jacques qui se conforme au plus près à l'ordre du monde est le moins conformiste des hommes, ce que perçoit son maître qui ne cesse de décliner l'expression  : " quel diable d'homme ! ". Mais pourquoi donc apparaît-il ainsi aux yeux de ceux qui sont habitués, comme son maître, aux comportements plus usuels, plus normaux, plus ordinaires ?
Parions qu' une clé se trouve dans la compréhension de la courte formule : " je ne crois ni ne décrois ". En effet croire que ou bien ne pas croire que, c'est avoir à l'esprit une foule de possibles, tous plus ou moins à égalité, dans leurs contradictions même, au sens où aucun de ces possibles ne peut se convertir en réel, conversion qui reviendrait à vider de toute possibilité tous les autres concurrents. 
Comme la réaction spontanée du maître à Jacques nous aide à le voir (" s'ils avaient refusé de se coucher ?"), les possibles portent sur ce qui aurait pu se passer : on imagine alors tous les scénarios horribles auxquels on a échappé ; une telle imagination étant toujours à notre portée, même si la réalité a été, elle-même, horrible, vu qu'on peut toujours imaginer, précisément à cause de l'infinité des nombres, plus de victimes, plus d' infortunes, plus de douleurs, etc. que celles qui ont eu lieu. Mais, dans la situation du maître, l'usage du conditionnel passé, loin de consoler, inquiète, car il donne au réel qui vient de s'installer dans sa vie (je veux dire le fait irréfutable que les méchants sont bel et bien coincés dans leur chambre) une sorte de fragilité, de superficialité, comme si les possibles exclus bouillonnaient sous lui, pressés de prendre leur revanche en devenant, eux aussi, bel et bien aussi réels que lui, le vrai réel !
Or, Jacques sait que c'est impossible que le réel passé soit détrôné, comme il sait qu'il était impossible qu'il ne soit pas, si l'on me passe l'expression, couronné. En effet, aux yeux du déterministe, comme à ceux du fataliste, la connaissance de l'impossible est aisément accesssible pour tout ce qui est relatif au passé : dit en un mot, était impossible tout ce qui n'a pas eu lieu. Il est donc autant stupide de se faire peur que de se consoler en imaginant pire que ce qu'on a vécu. Ce n'est que du point de vue d'une intelligence humaine, c'est-à-dire limitée, que l'enchaînement passé des faits est contingent. Il est en effet, ontologiquement si on peut dire, en lui-même, dit autrement,  absolument nécessaire.
Certes reste la question : mais concernant l'avenir qu'est-ce qui est impossible ? Bien sûr une réponse rigoureuse nous vient à l'esprit : est impossible que dans l'avenir cesse d'avoir eu lieu ce qui a eu lieu. La valeur de cette thèse n'est pas nulle : en effet, combien cherchent par leur vie présente à effacer leur  passé ! La confession chrétienne en a souvent donné l'illusion : le pardon du prêtre et les quelques Notre père et Je vous salue, Marie à réciter après la confession ont redonné sans doute autrefois à beaucoup d'enfants une sorte de virginité morale, un désir de commencer à écrire sa vraie vie sur une nouvelle page blanche (il faudrait ici envisager tous les rituels, religieux ou profanes, de purification de soi, si plaisants pour l'amour-propre).
Mais si on s'interroge sur ce qui est impossible relativement aux faits à venir ? Le déterministe ne peut pas exclure les plus inquiétants. À son maître, qui l'interroge : " S'ils se relevaient ? ". Jacques ne peut que répondre : " Tant pis ou tant mieux." En effet, même le plus sytématique des déterministes ne peut s'empêcher d'être peuple sur le point suivant : il imagine le pire comme le meilleur, mais comment peut-on, comme Jacques, imaginer le meilleur à propos ici de ce qui serait un mal, précisement la revanche des méchants ? En fait, même si l'enchaînement des faits à venir est aussi nécessaire que celui des faits passés, il est, au-delà d'un certain seuil temporel, absolument imprévisible : dit autrement, d'un mal peut sortir un bien (et réciproquement) - Hobbes a dit la même chose, avant Diderot, et Kant le dira aussi bien après lui, ce qui  permettra à Kant d'en tirer l'idée qu'on ne peut pas au fond savoir à coup sûr quoi faire pour être heureux (en revanche on sait très bien quoi faire pour être moral, pensait-il). 
Par exemple, les brigands, en voulant se venger, pourraient contribuer à faire sortir le maître de sa position d'attente passive et maître et domestique réunis trouveraient ainsi une ruse infaillible pour arroser les arroseurs. Qui sait ?
Mais une telle indétermination de l'avenir relativement à sa valeur ne peut pas faire taire l'imagination du maître : que d'un mal sorte un bien ou d'un bien un mal est une question qui ne se pose que lorsque est réel le mauvais fait ou le bon fait, mais ce qui inquiète le maître, c'est l'indétermination du fait à venir, la possibilité du fait quelconque (qu'il soit bon, ou mauvais, ou neutre). Ce que le maître exprime par cette curieuse formule : " Si... si... si... etc." qui peut vouloir dire autant l'addition des faits imprévisibles : si... et si... et si... que leur disjonction : si... ou si... ou si... ou une association d'addition et de disjonction : si... et (ou) si... et(ou) si... Formule abstraite qui reflète bien le chaos de nos imaginations portant sur le futur, quand elles ne portent pas sur les évènements connus exhaustivement par les sciences.
C'est alors que Jacques devient moqueur : " Si... si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits." Nous pourrions, à notre tour, le moquer, nous qui savons que la nature excède présentement les limites auxquelles les vies humaines sont habituées. Mais peu importe l'exemple, Jacques veut dire : débarrassez-vous, mon maître, des inquiétudes qui naissent de faits qui ne peuvent absolument pas se réaliser dans l'avenir. Il y a tant de peurs non fondées. Voyez-vous, vous aviez peur tout à l'heure des conséquences de mon action, vous imaginiez un danger alors qu'il n'y en avait pas. 
On doit ici différencier deux dangers : le danger subjectif et le danger objectif. Le danger subjectif est le danger imaginé, c'est le malheur ou le mal anticipé ; l'hypocondriaque ou le paranoïaque les fréquentent beaucoup mais aussi bien tous les prudents. Ce qui les distingue, c'est que dans le cas des premiers - les hypocondriaques et les paranoïaques - l'ensemble des dangers subjectifs est innombrable alors que celui des dangers objectifs, je veux dire des situations présentes qui seront réellement nuisibles dans le futur, est quasi nul. Quant aux vigilants, ils tendent à ajuster l'ensemble des dangers subjectifs à celui des dangers objectifs.
Revenons à la situation du maître et de Jacques,  avant que Jacques n'aille neutraliser les brigands : Jacques était plus lucide que son maître car ce dernier voyait un danger subjectif en l'absence de tout danger objectif ; ce qui permet à Jacques d'affirmer qu' il a peut-être encore la même lucidité qu'avant. Jacques est très honnête : il n' y a peut-être pas de danger objectif ou bien il y a peut-être un danger objectif.  C'est clair, nous l'avons vu et cela se répète : si Jacques a tant d'allant, c'est qu'il a confiance dans l'avenir, confiance en lui aussi bien ; mais la réalité est que les autres peuvent être ou ne pas être un danger objectif. On n'en sait rien. Induisant l'avenir à partir du passé, Jacques, lui,  prend position : les autres sont bel et bien neutralisés, dormons tranquilles. 
Mais ce n'est pas le sommeil tranquille reposant sur le savoir, c'est celui né de la croyance optimiste portant sur l'avenir. Certes Jacques s'en tient aux faits passés,  congédiant ainsi la crainte rétrospective par rapport à ce qui aurait pu arriver de fâcheux si... et si... et si... etc. Mais pour les faits à venir, il s'appuie sur une confiance prospective, largement déterminée par le fait du succès passé
Le ronflement de Jacques est celui d'une bonne nature, plus que le privilège du déterministe.  Certes ce dernier  n'a pas à craindre le réveil dans le présent des possibles refoulés dans le passé pour la bonne et simple raison que ces malheureux  possibles en attente de réalisation sont en fait inexistants. Ce qui nous permet de parler de la bêtise des cauchemars qui nous torturent en nous faisant imaginer des passés terrifiants qui n'ont pas eu lieu. Reste que, si Jacques ronfle si bien, c'est qu'il imagine impossible la réalisation, cette nuit-là, de la  vengeance des brigands. Ainsi, dans son sommeil, il reste largement peuple, pas peuple éclairé mais peuple confiant. Mais pourrait-il faire beaucoup mieux ?




mardi 23 septembre 2025

Vivre en déterministe au quotidien (12) : le fatalisme du Jacques de Diderot (3)

On dit que le fatalisme entraîne la paresse. C'est vrai que si mon avenir était décidé, quoi que je fasse, alors à quoi bon faire, par exemple, des efforts pénibles ? 
Sauf que le déterministe  lui, ne croit pas un avenir personnel déjà fixé, quoi qu'il fasse ! Ce qu'il fait présentement, pense-t-il, contribue à déterminer son avenir (et pas seulement le sien d'ailleurs). Si les efforts pénibles qu'il réalise en vue d'une fin quelconque (gagner sa vie, passer un concours difficile, se soigner, etc.) n'aboutissent à rien, il n'en conclut pas qu'il aurait pu et dû les économiser, parce qu'il est convaincu qu'il ne pouvait pas ne pas les réaliser. S'il s'est livré à de tels efforts, c'est parce qu'il jugeait probable, voire certain qu'ils allaient lui bénéficier. Certes, à l'issue des efforts en question, il sait rétrospectivement si son imagination d'alors a anticipé correctement ou incorrectement la réalité.

Jacques le fataliste anticipe-t-il correctement la réalité quand il se décide, contre l'avis de son maître, à mettre au pas, seul, la bande de brigands qui, dans l'auberge où ils ont fait halte, accaparent toute la nourriture et se moquent d'eux ?

" Jacques indigné prend les pistolets de son maître : " Où vas-tu ? " - Laissez-moi faire. - Où vas-tu ? te dis-je.  - Mettre à la raison cette canaille - Sais-tu qu'ils sont une douzaine ? - Fussent-ils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est écrit là-haut qu'ils ne sont pas assez- - Que le diable t'emporte avec ton impertinent dicton ! " (La Pléiade, 2004, p.674)

L'épisode est intéressant car le fatalisme y justifie le courage, voire la témérité. En effet il est improbable ici que Jacques seul vienne à bout de douze malfrats, et plus improbable encore qu'il en maîtrise cent ! Mais, dans les deux cas, ce n'est pas impossible. Ce qui est sûr, c'est qu'en se lançant ainsi à l'aventure, Jacques , au moins aux yeux du lecteur, risque gros. Mais pourquoi prend-il un tel risque ?

La justification fataliste : " Si c'est écrit que je les vaincrai, aussi nombreux qu'ils soient, alors je ne prends aucun risque en les attaquant." 
On comprend ici que le fatalisme n'entraîne la paresse que chez les paresseux car il peut aussi bien entraîner l'initiative chez les entreprenants. Tout dépend au fond si le fataliste juge déjà écrit ce qu'il craint ( " C'est écrit qu'ils me vaincront, alors pourquoi se casser la tête à les défier ? ") ou ce qu'il espère ( " C'est écrit que je serai plus fort qu'eux, alors pourquoi ne pas les affronter ? "). Ici Jacques est manifestement un fatalisme optimiste (si on appelle optimiste une personne qui pense que les faits espérés se réaliseront). On a le type de fatalisme correspondant à son caractère en somme.

Mais je ne veux pas être fataliste, je veux être déterministe ! Et donc y a-t-il une justification déterministe à une telle prise de risques ? Autrement dit, l' audace trouve-t-elle de bonnes raisons dans les croyances déterministes ?
En fait le déterminisme ne favorise aucun type d'actions mais explique n'importe quelle action réelle, la plus improbable avant sa réalisation, aussi bien que la plus probable, comme totalement nécessaire, vues l'histoire du monde et celle précisément de l'agent concerné au sein de ce monde. Ainsi le déterminisme n'encourage-t-il pas plus à l'action qu'à l'inaction. C'est une théorie qui éclaire sous un certain jour les actes faits (entre autres) mais qui ne conseille en rien des actes à faire.
Reste qu'au coeur du déterminisme il y a l'idée que le seul possible est celui qui se réalise. Or, l' imagination peut être envahie par une multiplicité de possibles, tous plus effrayants et paralysants les uns que les autres. Mais, aux yeux du déterministe, ces possibles, à défaut de devenir tous des impossibles (peut-être un parmi eux est-il le bon, celui qui se réalisera !), perdent du mojns la prétention qu'ils ont, chacun, d'être un candidat crédible à la réalisation, dit autrement, un scénario sérieux de ce qui nous attend. Vider les futurs imaginés de leur poids indu de réalité, c'est par là même enlever une part de la paralysie que l'imagination sombre de l'anxieux favorise. On pourrait alors trouver en soi un regain d'une confiance d'autant plus étouffée au départ que l'on est doté d'une imagination vive et noire. Mais y gagnerait-on une confiance en soi capable, comme celle de Jacques, de faire des miracles ? Ne rêvons pas trop tout de même : cela dépendra de notre tempérament !

mercredi 10 septembre 2025

Vivre en déterministe au quotidien (11) : le fatalisme du Jacques de Diderot (2)

Jacques raconte son histoire à son maître. Ce dernier soupçonne que le valet est tombé amoureux de la paysanne qui l'a recueilli, une fois blessé au genou à la bataille de Fontenoy et, sachant que la paysanne est mariée, il commence à jeter l'opprobre sur Jacques :

" Le maître : Ah ! malheureux ! ah ! coquin ! infâme ! je te vois arriver. 
Jacques : Mon maître, je crois que vous ne voyez rien.
Le maître : N'est-ce pas de cette femme que tu vas devenir amoureux ? " (p. 673)

Et voici Jacques qui répond en fataliste à un début d'accusation :

" Jacques : Et quand je serais devenu amoureux d'elle, qu'est-ce qu'il y aurait à dire ? Est-ce qu'on est maître de devenir ou de ne pas devenir amoureux ? et quand on l'est, est-on maître d'agir comme si on ne l'était pas ? Si cela eût été écrit là-haut, tout ce que vous disposez à me dire, je me le serais dit ; je me serais souffleté ; je me serais cogné la tête contre le mur ; je me serais arraché les cheveux, il n'en aurait été ni plus ni moins, et mon bienfaiteur eût été cocu."

Jacques a raison : tomber amoureux, à la différence de commettre un geste précipité (cf le billet précédent), n'est pas une faute. Déterminé ou pas, le sentiment est une passion. Et ressentant une passion, sauf à l'imaginer comme une partie mobile d'un esprit-lego, on ne s'en défait pas à volonté et donc c'est en homme amoureux qu'on cherche (ou non) à maîtriser l'état amoureux, c'est-à-dire à en contrôler les manifestations, contrôle autant reconnu par le déterministe que par l'indéterministe. C'est ce contrôle que Jacques imagine sous une forme hyperbolique puisqu'il s'y traite comme le maître, représentant ici la bonne conduite morale, le traiterait, se réfutant et se maltraitant donc (en termes psychanalytiques, on parlerait de la puissance du surmoi de Jacques !). Mais la surveillance maximale de soi n'aboutit à garder à létat amoureux un aspect purement intérieur, secret, privé, donc sans cocufiage du mari, que si une telle intériorisation du sentiment est bel et bien déterminée par l' histoire passée de Jacques et du monde tout entier. Jacques ne veut pas dire que de tels efforts de maîtrise des actions propres sont toujours vains ; il veut seulement relever qu'il y a des conditions non maîtrisées et non maîtrisables du succès des efforts pour rester maître de ses sentiments, ici du sentiment amoureux.

Le maître fait alors la classique objection morale :

" Le maître : Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crimes qu'on ne commît sans remords."

Les convictions déterministes suppriment-elle, pour qui les défend, l'expérience du remords ? En fait la possession de convictions déterministes est nécessairement largement postérieure à la possession de la conscience morale, celle-ci étant  inculquée dans la jeunesse, dans le cadre d'une croyance à l'existence du libre-arbitre ; on peut donc faire l'hypothèse que le sentiment de culpabilité va coexister dans le déterministe avec la croyance selon laquelle l'action dont il a le remords est une mauvaise action (en effet, on l'a vu dans le précédent billet, le déterminisme ne supprime en rien la distinction entre le bien et le mal). Sans doute alors le remords ressenti est moins entier, moins prégnant que si l'on tient pour vrai qu'on aurait pu ne pas faire le mal qu'on a fait.
On peut alors penser que, si les croyances déterministes allègent le poids du remords concernant les actions passées, elles font le même effet sur le remords qu'on anticipe comme effet possible d'une action qu'on envisage de faire et que donc le poids dissuasif que représente l'idée d'un remords à venir décroît tout autant. Il me semble que l'objection ne vaut que si la personne concernée n'est pas attachée au bien mais seulement à son bien-être : en effet, le fait qu'on ne souffrira guère du remords plus tard ne transforme pas une action mauvaise en action moins mauvaise, voire bonne. C'est la personne sans éducation morale qui jugera qu'elle n'a pas de bonnes raisons de se retenir de nuire, vu que le souvenir de sa nuisance, dont elle attend un bénéfice, sera indolore ou peu douloureux  pour elle. Certes, si on se place du point de vue d'un égoïste éclairé, la position déterministe, en enlevant la justification ontologique du remords, facilite la réalisation d'actions condamnées par les autres comme immorales, à supposer bien sûr que lesdites actions n'auront pas de retour nuisible sur l'auteur. Mais les croyances déterministes ne justifient en rien la condamnation de l'éducation morale, étant entendu bien sûr que dans un cadre déterministe la bonne et la mauvaise action doivent être pensées en dehors de tout libre arbitre (ce qui est tout à fait possible si, par exemple, on identifie l'action morale à l'action qui maximise le bonheur ou minimise le malheur du plus grand nombre). Le déterministe peut donc se dire au moment où il délibère sur le bien-fondé de l'action envisagée : " Bien sûr si je fais l'action, je ne vais guère en souffrir, mais l'action en elle-même reste absolument condamnable (absolument au moins dans le cadre d'un éthique normative donnée)."

Jacques, lui, répond ainsi à son maître :

" Jacques : Ce que vous m'objectez là m'a plus d'une fois chiffonné la cervelle, mais avec tout cela, malgré que j'en aie, j'en reviens toujours au mot de mon capitaine : Tout ce qui nous arrive de bien ou de mal en ce monde est écrit là-haut... Savez-vous, monsieur, quelque moyen d'effacer notre écriture ? Puis-je n'être pas moi, et étant moi, puis faire autrement que moi ? Puis-je être moi et un autre ? Et depuis que je suis au monde, y a-t-il eu un seul instant où cela n'ait été vrai ? Prêchez tant qu'il vous plaira, vos raisons seront peut-être bonnes, mais s'il est écrit en moi ou là-haut que je les trouverai mauvaises, que voulez-vous que j'y fasse ? "

On lit ici que, si Jacques dit plus haut que la fatalisme supprime la faute, il clame désormais que demeure la réalité du bien et du mal, c'est-à-dire la réalité du bienfait et du tort. Pas de remords ne veut pas dire, comme nous l'avons vu, pas de tort. Que ce tort soit commis à l'égard d'autrui cause sans doute, vue l'éducation ordinaire, le remords mais justifie surtout la réparation du tort, ce que Jacques n'évoque pas ici, attentif qu'il est à la réalité irréversible du fait du dommage, et plus largement à la réalité indépassable de l'auteur du dommage. Si je répare le dommage, si même, plus jamais, je ne reproduis à l'égard d'autrui une conduite dommageable, ce n'est pas que je suis devenu un autre, c'est que ma vie passée (et le passé du monde) rendent possible, donc réelle, une transformation radicale de soi (or il ne peut y avoir de transformation radicale de x que si x reste basiquement le même avant, pendant et après la transformation : la personne méconnaissable est précisément la même personne - identité numérique - que celle qu'on reconnaissait avant comme étant bien elle). Il est clair que l'application continue du principe de causalité à laquelle tient le déterministe, pour qui aucun fait ne peut s'expliquer par lui-même, condamne chacun d'entre nous à réviser à la baisse la joie illusoire d'être enfin devenu, parce que meilleur, un autre que celui que l'on fut. Tel un produit traçable, je ne me transforme qu'en fonction de l'évolution nécessaire de ce que je suis dans les relations avec le monde qui m'entoure (causes prochaines) et plus largement avec le monde tout entier passé et présent (causes lointaines).
Je note aussi que Jacques le fataliste donne à la distinction entre les bonnes et les mauvaises raisons autant de réalité qu'à la distinction entre le bien et le mal. Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas ne pas faire le mal qu'il n'y a pas de bonnes raisons de faire le bien, entendons par là des raisons sinon contraignantes, du moins convaincantes de le faire. L'inefficacité pratique d'une bonne raison, je veux dire son impuissance à transformer réellement mon action, ne lui enlève en rien sa valeur de justification de l'action : que je sois déterminé à ne pas pouvoir me délivrer d'une addiction ne diminue pas la force des arguments visant à m'en délivrer. Une telle inefficacité pratique semble être vue par Jacques comme étant causée par le fait qu'on juge mauvaise (à tort donc) la bonne raison, mais on sait bien que la juger bonne (à juste raison) n'est pas une condition suffisante pour agir conformément à elle.

mardi 9 septembre 2025

Vivre en déterministe au quotidien (10) : le fatalisme du Jacques de Diderot.

Partageons quelque peu la vie de Jacques, le valet fataliste, personnage de l'oeuvre de Diderot, Jacques le fataliste et son maître
Dès les premières pages du récit, dans un coup dur, le domestique dégaine sa ritournelle fataliste :

" Voilà le Maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : " Celui-là était encore apparemment écrit là-haut..."." (Contes et romans, La Pléiade, p. 670)

Le fatalisme, croyance de pauvre diable ? Imagine-t-on le maître dire la même chose que Jacques ? Jacques se console à l'idée que son malheur est nécessaire : les coups de fouet ainsi font moins mal à son amour-propre. Il suffit d'avoir le corps battu, si en plus on doit souffrir de regret ou, pire, de remords... Mais le maître a tout à perdre à n'être qu'un bras programmé : que déjà sa colère terrible lui échappe, si, en plus, il ne peut pas s'en flatter et doit la voir comme un état du monde aussi nécessaire que l'usure du fouet au contact du cuir  de Jacques... 
Certes, si le maître de Jacques devait rendre des comptes à son propre maître, qu'on imagine ce dernier sous la forme d'un maître plus puissant ou carrément de Dieu, alors le fatalisme pourrait lui servir d'excuse, comme l'a fait le rôle de Hitler pour certains accusés du procès de Nüremberg, mais en ce temps, la domination du maître sur le domestique est " une prérogative traditionnelle " (cf la note 2 p. 1208) et donc le maître ne gagnerait rien à copier le refrain de la victime.
En revanche, à une autre victime que lui, une femme, blessée en tombant  de cheval et qui se retrouve dans une posture indécente, Jacques apprend à chanter sa chanson :

" Consolez-vous, ma bonne,  il n'y a ni de votre faute, ni de la faute de monsieur le docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon maître ; c'est qu'il était écrit là-haut qu'aujourd'hui , sur ce chemin, à l'heure qu'il est monsieur le docteur serait un bavard, que mon maître et moi nous serions deux bourrus, que vous auriez une contusion à la tête et qu'on vous verrait le cul." (p. 671)

Mais ce Jacques parle-t-il comme moi dans mes billets sur le déterminisme ?
Pourrais-je dire que tout dans ma vie était écrit là-haut ? Oui, comme je pourrais aussi bien m'écrier " Dieu l'a voulu ! " ou " Mektoub ". Sans ironie mais par facilité, comme on dit, le matin, que " le soleil se lève ", sachant que c'est la Terre qui tourne autour de lui ; par convention, aussi bien, comme on dit en espagnol " tus papas ", pour désigner le père et la mère de la personne à qui on s'adresse. Mais, au fond, on n'y croit pas, car la métaphore de l'écriture, du texte contient précisément ce qu'on élimine dans le déterminisme métaphysique qu'inspirent les sciences, précisément un auteur, un sens, des décisions, autrement dit, tout ce qu'on peut associer aux buts, aux fins, au finalisme.
Et puis, Jacques supprime la faute , mais  voyons de plus près : la femme en question était portée en croupe d'un cheval monté par le docteur, un chirurgien. Ce dernier a fait tomber sa compagne en se retournant dans le but de s'adresser à Jacques et à son maître. C'est clair que ce mouvement est nécessité par l'ensemble des mouvements passés du corps du docteur et de tous les corps du monde mais c'est justifié aussi bien de qualifier ce mouvement d' " irréfléchi ", de " maladroit ", d' " imprudent ", etc. Cette caractérisation cerne bien le fait que ce mouvement n'appartient ni à l'ensemble des réflexes ni à celui des mouvements maîtrisés, tels ceux du comédien sur scène ou du sportif en compétition : le chirurgien a donc fait un mouvement machinal, dont on convient en général de dire qu'on en est responsable, par manque d'attention, par exemple. Certes le docteur ne pouvait pas faire un autre mouvement que ce mouvement machinal, mais il est justifié de ne pas s'adresser à lui comme s'il avait le syndrome de Tourette. On dira que ce mouvement machinal n'est pas moins subi par le docteur que s'il était victime du syndrome en question :  tout à fait, mais qualifier son geste de machinal est non seulement juste théoriquement (le geste est classé correctement dans la typologie des gestes) mais aussi pertinent pratiquement (en qualifiant le geste de machinal, j'attire l'attention du docteur sur le fait qu'à l'avenir moins de précipitation lui permettra d'éviter des effets aussi indésirables). Le chirugien a certes fait ce qu'il devait (müssen) faire, sans  faire ce qu'il devait (sollen) faire. Préoccupé de frayer en lui le chemin  d'une obligation qu'on juge précieuse, on ne commet pas l'erreur de ne pas appeler " faute " sa brusquerie, ce qui augmenterait le risque que ce comportement dangereux se renouvelle à l'avenir.

Pour finir, on notera l'originalité du texte de Diderot : au moment même où le narrateur présente un personnage fataliste, qui croit donc faux  que d'autres possibles que ceux réalisés existent , il multiplie la démonstration de son pouvoir souverain de réaliser les possibles exclus, mettant en relief ce qui a contrario caractérise la vie réelle : qu'il y a souvent des cadavres dans les placards, mais jamais des possibles en attente de réalisation...

" Si cela vous fera plaisir , remettons la paysanne en croupe derrière son conducteur, laissons-les aller et revenons à nos deux voyageurs." (p.672)

Notre imagination peut bien s'exercer à imaginer des rencontres ou des non-rencontres qui n'ont pas eu lieu ; elle montre ainsi sa plasticité mais ne nous apprend strictement rien sur la réalité.